Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUF
1708

les Casimir Périer et autres grands seigneurs de la féodalité capitaliste, mais surtout dans M. Thiers et les politiciens de son école. M. Thiers fut l’incarnation de l’espèce, le grand homme et le valet à tout faire de la bourgeoisie, celui qui l’a conduite à la définitive infamie en 1871. Caliban ne connaîtra jamais assez cet homme sinistre demeuré depuis cent ans, parmi tant de renégats qui l’ont trahi, le type de « l’être puant », bas et féroce, principal animateur du muflisme contemporain. Il ne le connaîtra jamais trop, alors que de prétendus démocrates osent tenter aujourd’hui une réhabilitation populaire de ce Foutriquet et proposer à la classe ouvrière de le statufier !… Ce M. Thiers est le grand modèle des Soulouques actuels. Républicain la veille des journées de juillet et signataire de la protestation des journaux contre les Ordonnances de Charles X, ce fut par la Révolution qu’il arriva au pouvoir, après avoir donné son concours le plus empressé à la « farce » banquo-orléaniste. Il ne tarda pas à déclarer que « l’arbitraire est nécessaire au régime pour se maintenir ». C’est à propos de lui que Berryer disait : « Il est quelque chose de plus odieux que le cynisme révolutionnaire, c’est le cynisme des apostasies ». En 1834, il s’opposa à l’amnistie pour les républicains. Il fit voter les lois de répression de 1835 et favorisa par tous les moyens le gouvernement personnel de Louis-Philippe qui voulait réaliser des ambitions dynastiques. Si, durant le Deuxième Empire, il fit facilement figure de républicain, il avait toutes les qualités voulues pour faire sombrer la vraie République dans la répression criminelle de la Semaine sanglante.

La bourgeoisie trouvant trop lourde une monarchie qui ne se bornait plus à assurer la sécurité de ses spoliations et cherchait à se rétablir dans la légitimité des droits monarchiques, favorisa jusqu’à un certain point la formation du parti catholique libéral et le développement des idées socialistes, mais tout juste assez pour faire dresser les barricades de février 1848. M. Prudhomme commençait à avoir le ventre trop lourd pour procéder lui-même. Tout ce qu’il fit, quand il eut déclenché le mouvement, fut d’empêcher la garde nationale de marcher contre le peuple. Celui-ci dont l’ardeur s’exaltait aux magnifiques promesses socialistes, se leva dans l’Europe entière pour balayer les derniers tyrans. En France, il conquit en principe le « suffrage universel » ; ce fut toute sa victoire. Quand il prétendit s’en servir pour obtenir des réformes sociales, la bourgeoisie, hérissée devant tant d’audace, riposta par les journées de juin avec, comme aboutissant, une République de capucins et de prétoriens qui décideraient l’expédition de Rome, voteraient la loi Falloux soutenue par M. Thiers, « épureraient le suffrage universel » pour empêcher les élections de socialistes, supprimeraient la liberté de la presse et prépareraient le coup d’État de 1851.

Si les leçons de l’histoire servaient mieux à Caliban, plus attentif et moins indifférent à sa destinée, cette histoire ne se répéterait pas avec une si constante régularité par le retour des mêmes événements où seuls sont changés les protagonistes. Or toujours, parmi ceux-ci de même que les anciens braconniers font les meilleurs gardes-chasse, ce sont les anciens aventuriers, échappés à la corde, qui font les meilleurs gouvernants. Les Barras et les Fouché, qui déshonorent les révolutions par leurs crimes, deviennent les plus sûrs « défenseurs de l’ordre ». Les révolutionnaires les plus farouches se changent en conservateurs sinon en réactionnaires du lendemain. Caliban ne cesse pas d’être leur dupe.

En 1851, la bourgeoisie, fille ingrate de la Révolution, était arrivée à une telle haine de sa mère que tous les républicains, même les plus modérés, lui étaient suspects. La terreur du socialisme la poussa dans les bras des aventuriers bonapartistes avec qui elle trouva —

ou retrouva plutôt, car elle avait été déjà celle des Badinguet de l’ancienne Rome — la formule de la démocratie « dont la nature est de se personnifier dans un homme ». Pour faire croire à la pureté de ce personnage et de ses complices, « tas d’hommes perdus de dettes et de crimes », comme les appela Gambetta citant Corneille lors du procès Baudin, elle couvrit d’injures et de calomnies, tout en les faisant assassiner ou proscrire, tous ceux qui se soulevèrent contre leur coup de force. Un La Guéronnière écrivait contre les « rouges » défenseurs de la République : « Aux nouvelles arrivées des départements, un mouvement unanime de douleur et d’indignation avait éclaté dans Paris. La Jacquerie venait de lever son drapeau. Des bandes d’assassins parcouraient les campagnes, marchaient sur les villes, envahissaient 100 maisons particulières, pillaient, brûlaient, tuaient, laissant partout l’horreur de crimes abominables qui nous reportaient aux plus mauvais jours de la barbarie. Ce n’était plus du fanatisme comme il s’en trouve malheureusement dans les luttes de partis ; c’était du cannibalisme tel que les imaginations les plus hardies auraient pu à peine le supposer » (Biographies politiques, Napoléon III). On croirait lire une page des journaux d’aujourd’hui sur « l’homme au couteau entre les dents ». Seulement, en 1851, les « gens de l’ordre » n’étaient pas encore renforcés de radicaux, de socialistes et de chefs de l’Internationale Ouvrière assagis et installés dans de confortables sinécures.

Si, avec le Deuxième Empire, la bourgeoisie se paya le luxe d’un dictateur, elle ne laissa pas de le tenir à l’attache pour ne le lâcher que contre les libertés populaires. Le César, ancien greluchon miteux de miss Howard et tous les rufians de son entourage avant pu payer leurs dettes, et bien gavés, furent les meilleurs gendarmes de l’ordre. Ils eurent la « générosité » de se pardonner leur propre crime en offrant à leurs victimes proscrites une amnistie que Quinet, Clément Thomas, Schœlcher, Charras et Victor Hugo refusèrent fièrement, mais ils servaient mieux la bourgeoisie qu’ils ne se servirent eux-mêmes en laissant se reformer un parti républicain d’hommes de gouvernement qui seraient tout prêts à prendre leur place quand la bourgeoisie les abandonnerait après Sedan. 1870 et 1871 furent une double victoire pour cette bourgeoisie malgré la défaite militaire ; elles lui permirent de liquider le bazar napoléonien et d’en finir pour cinquante ans avec la menace révolutionnaire. Ayant fait la Semaine sanglante et encaissé ses loyers, elle pouvait sans risque pour sa fortune et son avenir, se déclarer républicaine et se livrer à la blagologie démocratique. Elle n’avait plus besoin que la démocratie fût « personnifiée dans un homme », elle pouvait la laisser « couler à pleins bords ». Ses Thiers lui firent une Constitution passe-partout pouvant aussi bien servir à une royauté, un empire, qu’à une république. On abusa le peuple en mettant la troisième étiquette sur l’orviétan, et pendant que ce peuple vivrait dans l’illusion d’être enfin « souverain » s’acharnant à voter pour le « bon député », la bourgeoisie tiendrait les ficelles du pantin. Le meilleur moyen de ne pas voir réaliser le programme républicain de 1869 fut pour elle de donner le pouvoir à ceux qui avaient fait ce programme ; de même le meilleur moyen d’en finir avec le socialisme, quand elle le voudra sera de mettre les socialistes au gouvernement. Car le pantin, qu’il soit opportuniste, radical, socialiste, voire communiste, sera inévitablement un servant du muflisme en étant au pouvoir. « Même s’il est honnête, même s’il est de bonne foi, il sera envahi, pénétré, gangrené par ce que Proudhon appelait la « pourriture parlementaire », a dit Séverine en tirant la Dernière leçon de la Commune. Tous ceux qui aspirent à un mandat sont comme les rois dont A. Dumas disait qu’ils acceptent tout ce qu’on veut et jurent encore plus facilement,