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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/365

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MUF
1709

quitte à être parjures. La démocratie, au lieu de faire disparaître l’espèce des renégats, en a multiplié le nombre. C’est ainsi que votant de mieux en mieux, depuis soixante ans, pour des candidats de plus en plus « à gauche », le peuple attend toujours la République qu’on lui a promise.

Après les élections de 1921, qui furent le triomphe du « bloc des gauches », l’Œuvre écrivait : « Enfin, nous sommes en République ! » On n’y était pas plus qu’en 1870, quand elle fut proclamée, mais le muflisme qui règne sous ses apparences allait s’étaler encore plus cyniquement grâce à l’impunité définitive assurée aux profiteurs de la guerre, aux fauteurs de la vie chère, aux aventuriers enrichis dans de sales affaires et tenus jusque là en suspicion par l’opinion publique. Ce furent de nouvelles équipes d’écumeurs qui montèrent au pouvoir, et la « technicité » spéciale d’un socialiste, membre de l’Internationale Ouvrière, présidant la Chambre des Députés, assura définitivement à Thénardier, devenu Président du Conseil, ses majorités encore douteuses. C’est depuis, grâce à la collusion de tous les partis, la subordination de plus en plus humiliante de tout ce qui avait un caractère républicain à l’arbitraire policier, à la dictature du Sabre, à un retour de l’Église annihilant progressivement et systématiquement l’œuvre de laïcité. « Fortifier le parti des révolutionnaires contents et repus d’un corps de gendarmes en soutane, à cause de l’insuffisance manifeste des autres », était le programme proposé par Veuillot il y a quatre-vingts ans. C’est celui qu’on a repris depuis 1924, à défaut du programme républicain de 1869 et de celui, socialiste, de l’Internationale Ouvrière. On a de plus paré à l’insuffisance des gendarmes et la mitraille ne manque pas.

Est-ce ça la République ?… Il paraît que oui, puisque la victoire du « bloc des gauches » a eu ce résultat de faire taire l’opposition démocratique qui s’exprimait encore. Seuls ceux que les « lois scélérates » appellent indistinctement des « anarchistes » protestent toujours. L’Œuvre est si convaincue qu’on est en République depuis 1924, qu’après les élections de 1928, ne voyant plus que des républicains dans la nouvelle Chambre, elle a demandé ironiquement à certains de « se dévouer pour former une droite » !… On a vu depuis comment ces messieurs se sont « dévoués » et continuent à se dévouer tous les jours !…

Puisqu’on est enfin en République, les travailleurs n’ont évidemment plus rien à revendiquer et leur émancipation est faite. S’ils n’ont pas encore tout ce qu’ils veulent c’est non moins évidemment leur faute, parce qu’ils sont impatients, violents et grossiers, qu’ils ne possèdent pas les bonnes manières du muflisme. On a toujours d’excellents prétextes pour ne pas faire la République de tous et se satisfaire de celle des apostats et des mufles. En 1830, c’était la faute à Voltaire et à Rousseau ; en 1848, celle des « partageux » socialistes ; en 1851, celle des « rouges » ; en 1871, ce fut celle des « communards », et aujourd’hui c’est celle des bolchevistes !… De tout temps ce fut celle des anarchistes qui ne s’accommodent pas des turpitudes souveraines, et qui « em… le gouvernement », suivant l’expression parlementaire du ministre Constans.

Tels ont été, depuis la Révolution française, les prolégomènes du muflisme et les conditions de développement qui l’ont amené aujourd’hui au plein de son évolution. Il était utile, à notre avis, de les exposer comme une contribution de la vérité historique, au moment où se célèbrent les centenaires romantiques et où le plutarquisme dont on les maquille, depuis celui d’Hernani jusqu’à celui de la prise d’Alger, s’efforce d’étouffer les derniers souvenirs révolutionnaires dans l’apothéose des apostasies bourgeoises.

Malgré son triomphe, la « bête puante » n’est pas heureuse. Un frisson court sur son échine. Elle, qui voudrait être adorée et ne sentir que l’encens de la

flagornerie, se voit parfois mettre le nez dans son ordure, comme un chat malpropre. Car il est encore des gens pour troubler sa digestion, mêler de l’insomnie et du cauchemar à son sommeil. Il en est toujours qui peuvent répondre fièrement : « Non ! » à cette question que Séverine indignée posait un jour à ceux qui tiennent une plume : « Sommes-nous des larbins ? » et ceux qui étrillent la « bête puante », assombrissant son bonheur. Mais elle a trouvé dernièrement un moyen de rasséréner son ciel — Oh ! ne croyez pas que ce sera en apportant un peu plus de justice sur la terre. Au contraire ! — C’est celui d’une loi « super-scélérate », dite « contre la diffamation » qui lui permettra de réduire au silence et sans discussion possible les révélateurs de vérité, de mater les caractères rebelles, de châtier les consciences irréductibles. La loi de 1881 sur la liberté de la presse, déjà si culbutée par l’arbitraire, laisse encore trop de liberté. Il ne faut plus de liberté, sauf celle écrite sur les murs des prisons, pour que la « bête pante » puisse digérer et dormir en paix. Hélas ! ça ne marelle pas tout seul ; le projet présenté est resté en route. Est-ce un morceau trop gros pour passer ?… La « démocratie » en a avalé d’autres ; elle avalera bien aussi celui-là.

Il faudrait des volumes pour passer en revue toutes les manifestations de la muflerie érigée socialement et démocratiquement en muflisme. Bornons-nous à quelques constatations générales.

L’effort le plus important et le plus soutenu du muflisme se porte évidemment sur le terrain économique pour le maintien de la subordination du travail à son parasitisme. Il a non seulement à son service les cadres réguliers de l’organisation sociale qu’il dirige, mais aussi des volontaires de plus en plus nombreux, que lui amènent l’inconscience, la misère, la cupidité et la trahison : gardes civiques, délateurs et mouchards amateurs, jaunes, décerveleurs de manifestations publiques, « collaborationnistes » syndicaux, etc. Nous verrons au mot Ouvriérisme que le muflisme prolétarien est digne du muflisme bourgeois dont il s’annonce comme la continuation, aggravée, dans l’avènement du quatrième état.

Aux déclamations intéressées de tous les satisfaits sur le progrès démocratique et le bien-être du prolétariat, s’oppose froidement cette réalité : le « prolétaire libre » de la démocratie subit une servitude de fait que ne connurent pas les serfs de droit d’avant 1789. Les hommes qui détruisirent les premières machines dans lesquelles ils voyaient, d’instinct, des ennemies, seraient épouvantés au spectacle de ce que la machine fait aujourd’hui de leurs descendants « mécanisés » par l’organisation méthodique du taylorisme, de la rationalisation, de la standardisation et autres procédés barbares qui épuisent les corps, vident les cervelles, empêchent le travailleur de penser et le livrent perinde ac cadaver à ses maîtres. L’homme ne chante plus en travaillant la chanson joyeuse d’un travail sain. La machine chante à sa place et raille sa servitude par ses rugissements, ses miaulements, ses pétarades, tout ce qui a été imité par cette musique sans âme, qui devait agiter jadis les convulsionnaires ou les rondes du sabbat et que le muflisme a mise à la mode pour l’abrutissement universel : le jazz-band. Le travail que le forçat accomplissait le boulet au pied ou le carcan au cou, lui laissait parfois l’espoir d’une libération à plus ou moins longue échéance. Le travail « à la chaîne », dans l’usine moderne enlève tout espoir de ce genre à l’homme « mécanisé » qu’il conduit à la folie ou à la mort et qu’à quarante-cinq ans, s’il a tenu le coup, il rejette comme une inutile scorie. Mais le muflisme a fait les « assurances sociales » avec retraites à soixante ans !… Cramponnes-toi jusque-là si tu le peux, vieux débris « rationalisé » !…

En face du « matériel humain » broyé, sacrifié, le