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MUF
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plus à préférer à sa fumée celle de Belzébuth aux nuits du sabbat (Michelet).

Les anglo-américains ont apporté en France l’habitude de fumer en mangeant, et par imitation stupide les Français se sont mis à faire comme eux. Le muflisme des hôteliers, restaurateurs et gastronomes professionnels qui leur font de la publicité, ont trouvé un tel profit à ce nouveau snobisme qu’ils l’ont encouragé au lieu de le combattre. Les Français y ont perdu, avec une des formes de la politesse, le véritable goût de la table et surtout du vin, celui-ci ne s’accommodant nullement de l’odeur du tabac pour un vrai gourmet ; mais cette odeur s’accorde parfaitement avec le tord-boyaux des cocktails dont on s’abrutit de plus en plus.

Honteusement servile chaque puisqu’il y a un profit à tirer, le muflisme s’est appliqué à adopter les mauvaises choses anglo-américaines parce que la livre et le dollar primaient le franc. Il se rend méprisable au point de tolérer que les Américains fassent en Europe la chasse aux noirs comme ils la font chez eux ! On ne supporte pas encore que des noirs soient brûlés après avoir été arrosés de pétrole ; ça viendra peut-être. Dernièrement trente Américains ont été expulsés pour avoir chassé d’un restaurant un ouvrier nègre ; mais ça s’est passé en Russie. Les bolcheviks sont en retard dans les voies du muflisme. Pour attirer dans leurs rets la clientèle dorée du tourisme cosmopolite, les mercantis de « l’hostellerie » se font partout les plus féroces anti-bolchevistes et les plus ardents fascistes. On écarte des stations de montagne, où ils pourraient être efficacement soignés, les tuberculeux et les gazés du travail et de la guerre. Dans les villes de luxe et de plaisir, sur la « Côte d’Emeraude » et la « Côte d’Azur », il n’y a pas, il ne doit pas y avoir de malades, hors ceux qui paient dans les palaces 500 ou 1.000 francs par jour pour eux et 100 francs pour leur chien. À ce prix, les chiens ont aussi le droit d’être malades, mais pas la population indigène pauvre à qui les riches de tous les pays viennent apporter leurs microbes. « Il n’y a pas de tuberculeux chez nous ! » a répondu curieusement le maire d’une de ces villes-lupanars de la « Côte d’Azur » à une œuvre antituberculeuse qui demandait à organiser une fête au profit de ses malades. Dans ces villes, il n’y a que les « maîtres du monde », leurs maîtresses, leurs hommes d’affaires et leurs larbins qui comptent quand ils apportent leur argent à la roulette.

Faut-il continuer ? L’Encyclopédie tout entière n’y suffirait pas, tant son devenues universelles les formes du muflisme et tant elles ont contaminé la vie individuelle et sociale dans toutes ses manifestations. Le muflisme est infini, comme la sottise dont il est l’aspect le plus détestable. On n’a aucun mérite à distinguer ses turpitudes ; nous en sommes envahis, aveuglés, étreints, empoisonnés, assassinés. Il les étale avec l’affectation de l’ordure qui fume au soleil, en pleine route ; il faut qu’on les voie, qu’on les sente et même qu’on y mette le pied. Peut-on les ignorer quand on observe la place qu’il donne aux valeurs sociales : l’oisiveté dans les palais avec l’abondance et le luxe, le travail dans les taudis avec la privation et la misère !

On n’est pas moins édifié par le choix qu’il fait de son « élite » et sa façon de la « distinguer ». Cette élite, jadis, remplissait les pages du Gotha ; on la trouve maintenant, avec tous ses titres et qualités, dans l’Annuaire Officiel de la Légion d’Honneur. C’est un Bottin de 150.000 personnes dont les mérites sont tellement spéciaux qu’elles en portent le signe à leur boutonnière, afin que nul ne les ignore. Mais cherchez combien il y a de gens d’un vrai mérite attesté par leur vie ou leur œuvre, dans cette interminable liste de gens trop « distingués » où l’on rencontre, en revanche, toutes les variétés de parasites sociaux et de malfaiteurs publics évoluant dans les assemblées politiciennes, à la Bourse, dans les journaux, dans les lupanars à la mode, et

même la valetaille de ces lupanars — n’est-on pas en démocratie ? — des surveillants de la roulette et des rinceurs de bidets ! Il y a plus de dignitaires de la Légion d’honneur dans les prisons que dans les assemblées savantes. Les journaux débordent des récits de leurs scandales, et ce n’est pas toujours sur les plus malpropres qu’on a ainsi la révélation de mérites bien « spéciaux » au-dessus de ceux du vulgaire ; c’est le plus souvent sur les moins adroits et les moins puissants, ceux qui n’ont pas su friponner assez dans le grand pour que leur malhonnêteté devienne de la vertu. Ainsi, l’âne payait pour le lion chez Les animaux malades de la peste.

Caliban n’ayant pas su réaliser une véritable démocratie capable de se diriger — nous ne disons pas : de se laisser gouverner — dans les voies d’une véritable élite, il était inévitable que le muflisme dominât de plus en plus cette démocratie et la fît tomber à sa forme la plus basse : l’ochlocratie, où règne le « nervi » parvenu. C’est sa façon de nous faire revivre les temps de la Rome antique. On a assisté, depuis 1914, à la montée fangeuse de cette ochlocratie. Toute une racaille, « réhabilitée » dans l’emploi des « nettoyeurs de tranchées » et enrichie des dépouilles des charniers est arrivée à l’assaut. Des traine-savates qui faisaient jadis leur dimanche d’une portion de chat à cinq sous dans une gargote infâme et couchaient à la corde ou sous les portes, sont devenus des nababs pour qui rien n’est assez bon, assez choisi, assez cher dans les restaurants, les palaces, les casinos, où ils étalent leurs élégances de « bête puante » non décrassée. Thénardier, que tous les parfums de Coty ne peuvent purifier de l’odeur des cadavres dont il a fait les poches, mais échappé à la vermine de la rue Blomet et au bagne, grâce à son argent, est devenu le Pétrone de ce que M. Thomson a appelé « l’aristocratie républicaine » au lendemain de Panama. Il n’en demeure pas moins obséquieux devant tout aventurier à particule, respectueux, par suite d’une vieille frousse atavique, de toutes les formes aristocratiques périmées qu’il voudrait voir ressusciter pour lui. Il veut que tout soit « royal » ou « impérial » de ce qui est à son usage et dans ses fréquentations ; ses châteaux, ses automobiles, ses meutes que des évêques bénissent, car il n’est plus maintenant un mécréant. Ses chemises, ses chaussettes, ses cure-dents, sortent de chez des fournisseurs royaux. Il pisse dans un pot de chambre armorié et, couchant dans un lit authentique de Mme Dubarry, il rêve qu’il fait l’amour à la façon de Louis XV. Les fesses offertes à tout plus puissant que lui qui voudra bien mettre son pied dedans, il se rattrape sur ses administrés, ses ouvriers, ses domestiques. Jadis, il voulait « troubler la fête » avec eux ; maintenant il y participe avec un mépris souverain pour les « espèces inférieures » qui répugnent à ses escroqueries ou sont des « cavés » qui « ne savent pas y faire » ! Contre ces « espèces », avec lesquelles il serrait les poings et se tenait les coudes dans les bagarres contre la police, il rêve maintenant de voir travailler les mitrailleuses. C’est lui d’ailleurs qui devenu ministre les commandera aux prochaines bagarres.

Cicéron disait : « Ceux qui commandent doivent tout rapporter au bonheur de ceux qui sont placés sous leur autorité. » Les bateleurs du muflisme mettent volontiers cette phrase en manchette dans leurs journaux ; en même temps ils favorisent les coups de force et les usurpations des mauvais commandants dont, ils reçoivent la sportule. Louis Blanc a dit de façon moins lapidaire : « Je sais bien que le commandement devrait être modeste. Entre le plus grand et le plus petit des hommes, la différence n’est pas telle que la volonté de l’un puisse légitimement absorber celle de l’autre. L’orgueil n’est permis qu’à celui qui obéit ; quant à celui qui commande, il ne saurait se faire pardonner