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cet excès d’insolence qu’à force d’humilité. Mais de telles vérités sont trop hautes pour une société ignorante et corrompue. » Elles le sont trop pour le muflisme, sauf en paroles, car il les adopte dans sa blagologie démocratique, mais il les nie dans les faits. Lamartine, de son côté, disait à ce muflisme, en 1834, quand il débutait dans la politique : « Ce n’est point pour les vertus qu’il possède qu’on peut aimer le peuple, on doit l’aimer vicieux et grossier, on doit l’aimer pour les vertus qu’il n’a pas et qu’il aurait certainement si on ne lui eût ravi sa part d’éducation et mesuré d’une manière inique son droit au bonheur. » Il eût été plus facile d’attendrir un tigre sur le sort de sa proie que de faire entendre ces choses là aux fusilleurs des canuts de Lyon et aux conquérants de l’Algérie. Il serait encore plus vain de vouloir les faire entendre aujourd’hui aux applicateurs des « lois scélérates » et aux guillotineurs des révoltés de Yen-Bay. Aussi bien sont-elles impossibles sous quelque gouvernement que ce soit. Tout gouvernement est un dictateur en puissance, un pouvoir toujours arbitraire quelle que soit son étiquette, sous peine de ne plus subsister devant la libre manifestation des opinions et des volontés. Les gouvernements ne peuvent que servir le muflisme et nous venons de voir que plus ils sont démocratiques, plus ils sont ses valets. Au contraire de ce que disait A. Dumas, même sans ministres, il n’y a pas de bon gouvernement.

L’humanité arrivera-t-elle un jour à une quatrième évolution qui mettra fin à la muflerie collective, socialisée dans le muflisme ? Pour cela, il faudra plus qu’une révolution remplaçant une classe par une autre classe, des dictateurs par d’autres dictateurs, des mufles par d’autres mufles. Il faudra que se forment des consciences possédant avec le sens de leur dignité celui de la dignité des autres et ayant la volonté de la justice et de la liberté. Quand Caliban saura ne plus obéir aux « êtres puants » qui l’exploitent, quand il ne s’adaptera plus à leur muflisme, quand il aura compris surtout que rien ne servira de mettre à la place du muflisme bourgeois et démocratique un muflisme prolétarien : alors, la quatrième évolution, celle de la libération de l’humanité par l’intelligence et la bonté pourra commencer.

Pour ne pas avoir à se mépriser soi-même, il faut lutter de toutes ses forces contre le muflisme, lui résister le dénoncer le ridiculiser, le flétrir en toutes circonstances. Ce n’est pas toujours agréable. En terminant cet article nous en avons un mauvais goût à la bouche et une tristesse à l’esprit ; nous éprouvons une sorte d’humiliation à nous dire qu’un si piteux tableau est celui de la sottise humaine. Mais cette lutte est indispensable ; elle est une œuvre de prophylaxie sociale, de défense de la dignité humaine à laquelle tout individu qui n’est pas un « être puant » doit travailler, quitte à mettre des bottes et à se boucher le nez, comme lorsqu’on descend dans un égout. — Édouard Rothen.


MUSIQUE n. f. Le mot vient du grec mousiké qui a fait le latin musica. Ce qu’il désigne est bien antérieur, car il a été, dès le premier souffle de la vie, la voix du rythme universel. Movetur musica mundus, a dit Apulée : « Le monde se meut harmonieusement. »

Dès que l’on a donné un nom à la musique et que l’on en a fait un art particulier, on a restreint sa portée et on lui a appliqué des définitions plus ou moins arbitraires aussi nombreuses que celles de l’art en général et encore plus conventionnelles. Car la musique, de par sa nature et son caractère universel, est l’art le plus indépendant de la création humaine, le plus objectif par son existence propre, le plus subjectif par l’influence qu’il exerce et il échappe aux assujettissements de la représentation plastique comme à la fixité et à l’insuffisance des matérialisations. Le sens de l’œuvre musicale, son interprétation, sa compréhension, sont variables à l’infini, même pour ce qu’on appelle « la musi-

que à programme », et l’imagination leur ouvre un champ illimité. Par contre, ceux de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, sont fixés dans la matière, les formes, les couleurs qui composent l’édifice, la statue, le tableau. L’imagination la plus libre ne peut faire que l’édifice soit en métal s’il est en pierre, que la statue ait les caractéristiques du corps de l’homme si elle représente une femme, et que, sur le tableau, le noir soit du blanc. C’est poétiquement — musicalement — que le nuage changeant d’Hamlet est une belette, une baleine, un chameau, et pourrait être mille autres choses encore, mais plastiquement il n’est rien, il n’existe pas.

Si l’art est la vie parce qu’il en est la matérialisation dans le faire universel, la musique est encore plus la vie parce qu’elle en est le principe animateur, qu’elle est l’âme universelle. Entendons-nous ici sur le mot âme qui reviendra souvent dans ce qui suit. L’âme, en dehors de toutes théories conventionnelles, est l’élément spirituel de la vie, le « moi » intime, la sensibilité particulière de chacun des êtres, quels qu’ils soient et quelle que soit leur place dans les classifications des règnes et des états de la nature tout entière. Nous admettons fort bien, dût l’insane vanité humaine s’en indigner, qu’un caillou, un brin d’herbe, une huître, le vent qui passe, peuvent posséder une âme plus complexe et plus sensible que celle de certains hommes. La musique est l’expression la plus intime, la plus profonde, la plus caractéristique de la vie parce qu’elle est le langage le plus intime, le plus profond, le plus caractéristique de cette âme, de toutes les âmes sensibles en qui elle crée et multiplie l’intensité et l’éloquence des sentiments. C’est pourquoi tout langage est musique et, lorsque l’homme, en particulier, ne trouve plus dans la parole articulée, écrite ou mimée, un exutoire suffisant à ses émotions, il chante, il ajoute le langage musical proprement dit à la poésie, à la pantomime, à la danse, ou il n’a recours qu’au chant, à la « musique pure », pour mieux exprimer l’intimité de son émotion. Le chant, la toute simple mélodie qui jaillit spontanément des profondeurs de l’être, dit plus pleinement, plus directement que n’importe quel mot ou geste, ce qui déborde de lui : douleur ou joie, agitation ou calme, inquiétude ou sérénité, colère ou paix.

On a méconnu la musique, on l’a diminuée et rabaissée on peut dire indignement lorsqu’on l’a définie ainsi : « l’art de combiner les sens pour le plaisir de l’oreille. » On en a fait une sorte de titillation auriculaire mettant en bonne humeur, comme d’autres, pratiquées sous le menton ou sur l’épigastre, provoquent le rire. C’est là une définition de dilettanti, de petits maîtres, de mondains qui « musiquent » pour se distraire, et il faut avoir la cervelle vide d’un snob, la sentimentalité éculée d’un satisfait installé dans la bauge sociale, il faut être impénétrable à toute véritable émotion pour s’en satisfaire. Voit-on un Beethoven, qui portait en lui toutes les douleurs, toutes les joies, toutes les révoltes et joutes les extases, qui saisissait « le destin à la gueule » lorsqu’il « frappait à la porte », qui révélait à l’humanité une étendue d’émotion et une puissance d’expression encore inconnues d’elle, qui possédait une idée si sublimement haute de sa mission de musicien qu’il disait : « Celui qui sentira pleinement ma musique, celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux » : voit-on ce Beethoven, dont l’ouïe était abolie, « combinant les sons pour le plaisir de l’oreille » ?… Mais cette définition a toujours été celle des académies, des dictionnaires, des manuels scolaires, des professeurs et de tous ceux qui, disent-ils, n’ont pas de temps à perdre à la « bagatelle » de la musique, ou qui en vivent. Elle a fait réduire, pour l’immense majorité des hommes, le plus admirable langage de l’âme à un objet futile, la plus vivante source d’activité humaine à une distraction inférieure bien