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MUS
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moins intéressante, aujourd’hui, que la boxe et la belote. Elle en a fait un « art d’agrément » pour les personnes « distinguées », un amusement plus ou moins canaille pour la masse des hommes déshabitués de chercher en eux la flamme toujours vivante au sanctuaire de leur subconscient. « Est-ce donc un crime si grand d’écouter la voix de son âme ? » demande Wotan, dans la Walkyrie. Le crime est de ne pas écouter cette voix. Wotan cause la chute des dieux en restant sourd à la sienne. C’est le pire malheur pour les hommes de ne pas savoir entendre la leur ; ils y perdent la direction d’eux-mêmes et leur liberté.

Dans le domaine du sentiment, la musique est l’art optimiste par excellence. Combien d’abandonnés, de désespérés, n’a-t-elle pas sauvés, alors que plus rien ne les rattachait à une vie qui « ne méritait plus d’être vécue » ! Combien d’âmes elle a ressuscitées en leur apportant la révélation d’une intimité de l’être ignorée jusque là ! A combien de cœurs généreux, rendus insensibles et indifférents par l’acuité de la douleur, elle a ouvert les espaces illimités de ce panthéisme sublime où l’être meurtri et désespéré, n’attendant plus rien d’un particularisme grégaire et égoïste, se fond dans l’âme universelle pour un grand rêve d’amour ! « La musique et l’amour sont les deux ailes de l’âme. » a dit Berlioz. Et quand la douleur a épuisé les cris, les clameurs, toutes les violences du désespoir, n’a-t-elle pas le chant pour trouver son suprême apaisement ? Sombrées dans la folie, des mères qui, comme Rachel, « ne veulent pas être consolées », chantent sur le corps de leur enfant avec l’illusion qu’elles bercent son dernier sommeil. Ophélie chante en apportant des fleurs à celui qui a « à sa tête un tertre d’herbe verte et sur ses pieds une pierre ».

Berlioz voyait dans la musique « l’art d’émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés ». Il ajoutait : « Définir ainsi la musique, c’est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. » Il observait qu’ « un grand nombre d’individus ne pouvant ressentir ni comprendre sa puissance, ceux-là n’étaient pas faits pour elle et, par conséquent, elle n’était point faite pour eux. » Nous verrons mieux au mot Sens comment des individus ne ressentent et ne comprennent pas la musique ; disons seulement ici que lorsque Berlioz la définit l’art d’émouvoir « les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés », lorsqu’il déclare qu’elle n’est pas « faite pour tout le monde », il ne la voit que dans ses rapports avec le groupe restreint d’hommes qui la cultivent comme un art et, compositeurs, exécutants ou amateurs, sont, sinon intelligents et doués d’organes spéciaux, du moins exercés dans la musique et en possèdent plus ou moins bien la technique. Il est certain qu’un grand nombre d’individus ne sont pas faits pour la musique, — ce sont souvent ceux qui s’en occupent le plus — ; il est inexact de dire qu’elle n’est pas faite pour tout le monde et qu’il est nécessaire d’être particulièrement intelligent et doué d’organes exercés pour être ému par elle. Comme l’a écrit M. Jean d’Udine : « La musique vit beaucoup plus de ses communications mystérieuses avec le cosmos, qu’elle rend, pour ainsi dire, perceptible à nos sens, que par les arrangements ingénieux des douze notes de la gamme chromatique. » Plus simplement nous dirons : la musique, comme tous les arts et encore plus que les autres arts, s’adresse à la sensibilité. Comme l’a dit Berlioz lui-même, elle est « à la fois un sentiment et une science », mais elle est, avant tout un sentiment, et c’est pourquoi des hommes, parmi les plus grossiers, les plus dépourvus de culture, et des animaux mêmes, la sentent avec une intensité parfois inconnue même à des maîtres de la science musicale.

La musique, voix de l’âme universelle, est dans toute la nature. Elle puise la variété de ses accents dans le

rythme particulier aux éléments et aux êtres. (Voir Rythme). Elle est la parole secrète, tumultueuse ou caressante, de l’ouragan et du zéphyr, de la mer et de la source, de la forêt et du brin d’herbe, le rugissement du grand fauve et le murmure imperceptible de l’insecte, l’éruption du volcan et la respiration de la fleur. Le langage des animaux est musical ; il est donc incontestable qu’ils sont sensibles à la musique. Certains le sont tout particulièrement. On a cité de nombreux cas de leur hypersensibilité musicale. Berlioz a parlé d’une chienne qui hurlait de plaisir en entendant certaines tonalités sur le violon. « Le docteur Mead a raconté l’histoire d’un chien que l’on fit mourir au milieu de convulsions en prolongeant un air joué sur le violon, constamment dans la même tonalité. » (Dr Ph. Maréchal). Grétry, Paganini, ont observé des araignées que la musique attirait. Les exemples sont connus de prisonniers ayant apprivoisé des rats et des araignées par des chants. Des serpents se balancent sur leur queue au rythme de la musique. Des chats sont attentifs à des concerts plus que des personnes. Ils attendent quand le morceau de musique est terminé et leur regard semble demander qu’il recommence. Il en est qui grognent et se hérissent en entendant certains instruments, la mandoline en particulier, montrant ainsi bien plus de goût que tant de gens qui raclent lamentablement les cordes de ce pauvre instrument.

Comme les animaux, l’homme a trouvé la musique en lui, dans la circulation rythmée de son sang. Elle a été son premier langage lorsqu’il a eu besoin d’extérioriser son rythme intérieur, bien avant qu’il eût trouvé le langage articulé. Comme toute la nature, il s’est mis à chanter, non seulement par imitation de ce qu’il entendait autour de lui, mais surtout parce qu’il avait quelque chose de personnel à exprimer et sa partie à tenir dans le concert universel. Le sens musical est, chez l’homme primitif, comme les autres sens, beaucoup plus développé que chez les civilisés. M. Delafosse a raconté que chez les nègres, « quels que soient les chanteurs, hommes ou femmes, professionnels ou amateurs, les voix et les oreilles sont toujours remarquables par leur justesse ; il est extrêmement rare d’entendre une fausse note et, s’il s’en produisait une, elle est aussitôt couverte par les huées des autres chanteurs ou simplement des auditeurs. Que les chœurs soient exécutés à l’unisson ou en parties, l’harmonie est généralement impeccable ».

D’après Darwin, l’homme a appris à produire des sons musicaux comme moyen de séduction, pour répondre au besoin de l’amour aussi impérieux que ceux de manger, de boire et de dormir. Ainsi qu’aux animaux, ce besoin lui a fait découvrir le sens de la beauté. Il s’est ingénié à briller et à triompher dans les tournois d’amour par sa parure, l’expression passionnée de sa physionomie, de ses gestes et de sa voix. Mais tandis que la parure, la physionomie, les gestes, avaient des moyens limités, la voix pouvait multiplier à l’infini les nuances de ses sentiments. Lorsque l’homme eut trouvé le langage articulé qui devait lui permettre de donner un sens de plus en plus précis à l’expression de sa pensée, il conserva le son musical pour mettre son âme dans son langage. Ce son musical est dans les intonations de la prononciation. Les unes sont particulières à l’individu et variables suivant les états de son âme. Les autres, qui constituent l’accent, sont plus générales, communes aux habitants d’une région ; elles expriment l’âme collective transmise à l’individu par son hérédité. L’accent donne sa couleur au langage. Il en fait une mélodie gazouillante ou une morne mélopée ; il donne aux mots, qui ont grammaticalement, pour tous les hommes, un sens exactement déterminé, une variété de tons si grande que, « plaisir de l’oreille » pour les uns, il est insupportable aux autres, suivant