Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUS
1718

des caractères simples et héroïques… amassant lentement, opiniâtrement, des réserves de force et de santé morale », malgré toutes les misères apportées par la Guerre de Trente ans. En Italie, le génie qui avait donné tant d’éclat à la Renaissance et semblait épuisé, se continuait dans la musique et se répandait dans l’Europe entière, attestant « l’austère grandeur d’âme et la pureté de cœur qui pouvaient se conserver parmi la frivolité et le dévergondage des cours italiennes ». Dans les temps plus lointains appelés ceux de la « barbarie », au milieu des dévastations et des horreurs de toutes sortes qui firent la décomposition de l’Empire romain, « la passion de la musique rapproche les vainqueurs barbares et les vaincus gallo-romains ». C’est en pleine époque barbare que naquit, au ive siècle, le plain chant, « art aussi parfait, aussi pur, que les créations les plus accomplies des âges heureux » et qu’il donna, dans les deux siècles suivants, les chefs-d’œuvre du chant grégorien. Alors que le monde était bouleversé, « tout respire, dans ces chants, la paix et l’espoir en l’avenir. Une simplicité pastorale, une sérénité grave et lumineuse des lignes, comme dans un bas-relief grec ; une poésie libre, pénétrée de nature ; une suavité de cœur infiniment touchante : voilà cet art sorti de la barbarie et où rien n’est barbare ». Comment peut-on prétendre écrire l’histoire quand on ignore ce que fut cet élément si important de la psychologie humaine, la musique, et ce qu’elle produisit en entretenant « la continuité de la vie sous la mort apparente, l’éternel renouveau sous la ruine du monde ? » R. Rolland, à qui nous avons emprunté les citations qui précèdent, constate avec raison que la place de la musique est « infiniment plus considérable qu’on ne le dit d’ordinaire » dans la suite de l’histoire.

Les Grecs, chez qui toutes les formes de la vie étaient exaltées dans leurs expressions les plus pures, ne pouvaient manquer de faire une très grande place à la musique. Elle avait pour eux ce sens si magnifiquement large qu’ils donnaient à la grammaire et dont les limites, dans le domaine de l’esprit, n’étaient que celles de la nature. Elle englobait tout ce qui concourait au perfectionnement des rapports humains et à l’embellissement de la vie. En même temps que l’art des sons, elle comprenait la poésie, l’éloquence, la danse et toutes les sciences présidées par les Muses. Le mot muse venait d’un verbe dont le sens était : penser, exalter, désirer. Mousikè venait de muse et embrassait toute la pensée dans la multiplicité de ses activités. Tout était musique dans le vaste panthéisme qui faisait l’âme grecque fondue dans l’harmonie du ciel, de l’air, des couleurs, des formes et de l’esprit. Elles participaient à la politique par son influence sur les mœurs. Platon disait qu’on ne pouvait faire de changement dans la musique qui n’en fût un pour l’État, et prétendait que chez les Égyptiens on appelait musique le règlement des mœurs et des bonnes coutumes. Il faisait dans l’éducation deux parts, celle du corps (gymnastique), celle de l’âme (musique). Ignorer la musique était un défaut d’éducation. Son enseignement était très soigné en raison de son influence morale. On prétendait qu’elle guérissait de nombreuses maladies. Il n’est pas douteux que sur bien des malades elle exerce une influence bienfaisante, comme on l’a vérifié de nos jours, et il est encore moins douteux que beaucoup de choses sont à réapprendre aujourd’hui sur l’influence physiologique et psychologique de la musique, ce qu’on réapprendra lorsqu’on voudra bien voir en elle un art supérieur à celui de tirer le canon. La légende est demeurée que la musique adoucissait les mœurs rudes des Arcadiens. Les nourrices avaient des chants, les nœnia, dont elles berçaient les nourrissons. La musique présidait à toutes les circonstances de la vie antique : naissances, mariages, décès, fêtes particulières et publiques. Ces dernières étaient souvent des concours où musiciens et chanteurs étaient

couronnés. Le travail, à la ville et à la campagne, s’effectuait avec des chants. Les nomes accompagnèrent d’abord la promulgation des lois avant de devenir des poèmes à la gloire d’Apollon. Des hymnes et péans célébrèrent les dieux. Les dithyrambes en l’honneur de Dionysos furent la première forme de la musique dramatique.

La musique ne tint pas une moins grande place chez les peuples orientaux. Chez les Égyptiens, et surtout les Assyriens, elle participa à la pompe des cérémonies. Les monuments de ces peuples ont fréquemment représenté des troupes d’instrumentistes et de chanteurs accompagnant les armées en marche ou les cortèges des prêtres et des rois. Leurs instruments de musique semblent avoir eu plus de puissance que chez les Grecs et les modernes. On commit celle attribuée aux trompettes des Hébreux qui firent tomber les murailles de Jéricho. Préférons à cette légende de la barbarie biblique qu’accompagne le récit du massacre de toute une population, celles grecques, autrement poétiques, d’Orphée, poète-philosophe-musicien, image du « bon berger », qui charmait de ses chants les animaux, les plantes et les rochers, et d’Amphion, qui faisait s’élever magiquement les murailles de Thèbes au son de sa lyre. En Chine, la musique parait avoir eu, jadis, un grand éclat et avoir été plus parfaite qu’aujourd’hui. Depuis les temps les plus anciens de sa civilisation, ce pays a eu dans son gouvernement une organisation officielle, véritable ministère, chargée des choses de la musique et que l’empereur Fou-Hi aurait fondée en 3.300 ans avant J-C.. Tous les peuples asiatiques ont été musiciens de bonne heure et paraissent avoir possédé un art musical aujourd’hui arrêté dans son développement par la décadence de leur civilisation. L’Indochine a des chanteuses professionnelles. Au Siam, les populations out conservé l’usage de se réunir pour former es chœurs et chanter en voyageant. Nous ne savons si, au Japon, l’adaptation aux mœurs européennes, poursuivie depuis un demi-siècle, a modifié les formes antiques de la musique qui étaient celles de la Chine. Les Arabes avaient une musique non moins caractéristique que leur art en général. Elle fut très brillante au temps des califes, mais elle fut diversement influencée par les différents peuples dont ils firent la conquête. Par contre, l’Espagne a gardé dans sa musique, comme dans sa langue, ses mœurs et ses autres arts, leur marque profonde. En Occident, les peuples avaient des traditions musicales non moins lointaines. Les bardes étaient les musiciens nordiques ; leurs chants entraînaient les guerriers, célébraient la victoire, la gloire des héros et animaient la joie populaire. La Gaule avait eu des écoles publiques de musique bien avant que Charlemagne et les rois Carolingiens fissent enseigner le chant d’église. Ce n’est pas l’Église qui a appris la musique au peuple, elle l’a reçue de lui.

On peut faire remonter le commencement de l’histoire de la musique dans le monde européen à celui des temps historiques. On ne possède aucun document musical de ce commencement, mais il est conté dans les légendes homériques, et il n’est pas plus audacieux de prétendre que certaines mélodies transmises par la voix populaire nous viennent du temps de ces légendes que d’affirmer la transmission de certaines de ses formes poétiques et de certaines danses. Orphée, représenté sous les traits d’un joueur de cithare, est la première personnification de ce fonds poétique et musical en même temps que philosophique et religieux. Plus ou moins mythiques furent aussi les musiciens Amphion, Arion, Linus, Musée, dont les noms nous sont parvenus. Avec Alcée, Sapho, Archiloque, Alcman, Coltinas, Tyrtée et les rapsodes Phémius, Thamyris, Terpandre, la musique reçut ses premiers perfectionnements techniques. Stésichore, Simonide, Pindare, Bacchylide, Anacréon, la firent briller d’un éclat aussi vif que celui des