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autres arts au siècle de Périclès. Épiménide aurait été l’introducteur du chant dans les cérémonies religieuses, Thalès de Milet, Solon, Platon, Empédocle, et l’on peut dire tous les philosophes et poètes, furent des musiciens en raison des principes dont nous avons parlé. On a retrouvé certains textes musicaux de l’antiquité, mais ils sont indéchiffrables pour notre temps qui n’en possède pas la clef et cette musique, malgré toutes les affinités que l’antiquité a transmises au monde moderne, lui est aussi étrangère que celle des Arabes des Chinois ou des Polynésiens.

Les moyens d’expression de la musique antique ne pouvaient être que des plus simples ; on en était réduit aux voix humaines et à quelques instruments dont le rôle ne pouvait guère dépasser l’accompagnement du récitatif ou mélopée. Cette mélopée, dont le genre est aujourd’hui perdu, était, d’après Aristote dans sa Poétique, une partie essentielle de la tragédie et consistait dans un chant uni et simple comme le chant grégorien. Au xvie siècle, lorsque les Italiens ressuscitèrent la tragédie, les acteurs chantèrent les vers comme une mélopée, et la tradition se transmit entre eux. Ce ne fut qu’après Corneille et Racine que l’on se mit à déclamer le vers à la façon actuelle. Voltaire a comparé la mélopée tragique au récitatif de Lulli.

Les théories musicales des Grecs se transmirent aux Romains avec les autres formes des arts. Le goût de la musique fut très grand à Rome. Les empereurs, Néron, Titus, Hadrien, Caracalla, Héliogabale, Sévère, etc…, furent des musiciens, compositeurs et virtuoses. Les théories gréco-romaines de la musique sont définies dans une vingtaine de traités allant d’Aristote à l’Institutio musica, de Boèce (vie siècle) en passant par De Architectura, de Vitruve, et le Dialogue sur la musique, de Plutarque. Ces théories sont restées obscures pour les temps modernes. Ce qui valut mieux, ce fut la musique elle-même qui se transmit de l’antiquité au moyen âge par le plain-chant pour donner aux aspirations populaires l’instrument qui les exprimerait avec tous les élans et les ferveurs de l’âme. Lorsque l’Église, centre intellectuel dominateur de l’époque, s’emparerait du plain-chant pour servir à ses pompes, il resterait au peuple la chanson (voir ce mot). C’est elle qui a été son âme. Cette âme a été morte quand elle n’a plus chanté ; elle a été pis que morte lorsqu’elle s’est laissé flétrir par ce qu’on appelle la « musique populaire », forme la plus captieuse de l’art populaire imaginé pour l’abrutissement des foules.

La chanson a été la grande expression lyrique du moyen âge par la réunion de la musique, de la poésie et de la danse. Ce lyrisme, alors collectif, exprimait toutes les espérances humaines ; l’individualisme des temps modernes ne l’avait pas encore étouffé. Le peuple entier avait gardé dans les premiers siècles chrétiens l’habitude des hymnes latines qui se chantaient aux fêtes religieuses et qui produisirent le plain-chant. Mais l’amour y tenait la plus grande place. La satire s’y mêla de bonne heure au point que dès le vie siècle, les conciles éprouvèrent le besoin de fulminer contre les licences dont les églises étaient le théâtre. Les chants satiriques étaient si audacieux que Charlemagne prit la décision de les interdire, même hors des églises. Les plus anciennes chansons françaises appartenaient, suivant leur origine ou leur forme, aux genres de la rotruenge (chanson à refrain, apparemment d’origine celtique), la serventois (venue du Midi et dont le caractère primitif s’est perdu), l’estrabot (ou strambotto italienne, estribote espagnole, d’esprit satirique). Plus ou moins sorties de ces trois genres, et de plus en plus influencées par l’esprit courtois, se formèrent les chansons d’histoire ou de toile qui furent les premières romances et, on peut dire, la première forme de la musique dramatique. Elles étaient chantées par les femmes cousant ou filant, telle Marguerite chan-

tant la chanson du Roi de Thulé. De même les chansons à personnages ou chansons de mal mariée, dont le sujet était le mariage et les plaintes des femmes mécontentes de leurs maris ; l’aube, chant de séparation des amants avertis par l’alouette de l’arrivée du jour et dont le genre a été immortalisé par Shakespeare dans Roméo et Juliette ; la pastourelle ou pastorale, chanson villageoise disant généralement la rencontre d’une bergère et d’un galant, dont le développement avec d’autres personnages a produit le Jeu de Robin et de Marion, pastorale d’Adam de la Halle jouée en 1283 ou 1285 devant la cour de Naples, et qui est considérée comme le premier opéra-comique français ; le rondet ou refrain qui était la chanson de danse dont s’accompagnait la carole (voir danse). Toutes ces chansons avaient l’amour pour principal objet. D’un caractère parfois sérieux et tragique, elles devinrent de plus en plus vives, légères, satiriques, en même temps que les transformations du langage fournissaient des moyens d’expression plus variés. Les chansons de danse, en particulier, sortirent des « fêtes de mai ». Les reverdies chantaient le renouveau du printemps et les danses qui les accompagnaient ; elles conservèrent un caractère rituel hérité des anciennes fêtes de Vénus tant qu’elles ne furent dansées que par des femmes.

L’esprit courtois fut apporté dans la chanson par les troubadours qui furent les premiers musiciens et chanteurs professionnels. Le résultat de cet esprit courtois fut de faire perdre à la chanson la spontanéité et autres qualités naturelles de son inspiration, de corriger son insouciance légère, non que les mœurs fussent devenues d’une moralité plus haute, mais parce que l’esprit prenait la place du sentiment et que le cœur se mettait à raisonner. Élégance, raffinement des sentiments et du langage, la chanson gagna dans la forme ce qu’elle perdit de naturel sous cette influence. Elle devint, par les transformations des genres populaires : le nouveau rondet ou rondeau, l’estampie, la ballette, de l’italien balada, d’où sortit la balade, le lai, d’origine bretonne, le descort provençal, le motet, d’abord religieux puis de plus en plus profane. Dans les genres dialogués, ce furent la tenson provençale et le jeu-parti du Nord. Enfin, de la serventois naquirent plusieurs genres de pièces historiques, satiriques, morales et religieuses. Dans ces transformations de la chanson, la musique suivait, en même temps que la poésie et la danse, révolution de la société féodale et la montée des classes aristocratiques et bourgeoises qui se séparaient de plus en plus du peuple. L’art simple, jailli spontanément du génie populaire, fit place à un art de plus en plus savant que développèrent les premiers maîtres du contrepoint. L’esprit métaphysique s’y mêla avec toutes les inventions courtoises dans les œuvres de Gauthier d’Espinan, Blondel de Nesles, Conon de Béthune, Gace Brulé, Thibaut de Champagne, le châtelain de Coucy, Bernard de Ventadour, Pierre d’Auvergne et cent autres trouvères et troubadours maîtres de la ménestrandie, puis celles d’Adam de la Balle et surtout de Guillaume de Machaut, que J. Marnold a appelé « le plus grand musicien et le plus grand poète de son temps ». On était alors au milieu du xive siècle. Une révolution sociale profonde s’accomplissait qui atteindrait de plus en plus les libertés communales, la vie populaire, et dessécherait le lyrisme collectif. Des mœurs nouvelles feraient l’art plus cérébral, plus savant, plus individuel, et la musique, comme la poésie perdrait ses sources naturelles d’inspiration pour devenir un art de composition et de technique.

Le plain-chant fut la première musique savante ; il fut à la musique, ce que le latin était au langage et si, avec certains, il demeura pur, avec le plus grand nombre il devint macaronique comme ce « pauvre latin » que