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MUT
1733

françaises survinrent avec des canons. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort qui l’attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s’ensevelir sous ses débris et ceux du faubourg. Il s’avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers les poudres. La garnison l’arrêta elle-même, arbora pavillon blanc sur la plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de paix. Mais les assaillants combattaient et s’avançaient toujours en criant : Abaissez les ponts ! A travers les créneaux, un officier suisse demanda à capituler et à sortir avec les honneurs de la guerre. — Non, non ! s’écria la foule. Le même officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait la vie sauve. — Abaissez les ponts ! lui répondirent les plus avancés des assaillants ; il ne vous arrivera rien. Sur cette assurance, ils ouvrirent la porte, abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans la Bastille. Ceux qui étaient en tête essayèrent de sauver le gouverneur, les Suisses et les invalides, mais la foule criait : Livrez-nous les, ils ont fait feu sur les concitoyens, ils méritent d’être pendus ! »



Empruntons à Ange Pitou, le roman de Dumas père, ces pages qui dépeignent, en traits suggestifs, l’éclosion de la mutinerie des gardes qui précéda la prise de la Bastille (Chap. XILa nuit du 12 au 13 juillet) :

« La rue avait d’abord paru vide et déserte à Billot et à Pitou, parce que les dragons, s’engageant à la poursuite de la masse des fuyards, avaient remonté le marché Saint-Honoré et s’étaient répandus dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s’avançait vers le Palais-Royal en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuil des portes cochères qui, d’abord muets et effarés, regardaient autour deux, et assurés de l’absence des dragons, faisaient cortège à cette marche funèbre, en répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands cris, le mot : « Vengeance ! Vengeance ! »

La soldatesque criminelle s’était dispersée au loin. Billot allait toujours, tenant dans ses bras le Savoyard sans mouvement. Derrière lui venait Pitou, le bonnet de la victime à la main… Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effarante procession, sur la place du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère, tenait conseil, et sollicitait l’appui des soldats français contre les étrangers…

« — Qu’est-ce que c’est que ces hommes en uniforme ? demanda Billot en arrivant sur le front d’une compagnie qui se tenait l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grande porte du château à la rue de Chartres. — Ce sont les gardes-françaises ! crièrent plusieurs voix. — Ah ! dit Billot, en s’approchant et en montrant aux soldats le corps du Savoyard, qui n’était plus qu’un cadavre. Ah ! vous êtes Français et vous nous laissez égorger par des Allemands !… Les gardes-françaises firent, malgré elles, un mouvement en arrière. — Mort ! murmurèrent quelques voix dans les rangs. — Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d’autres. — Et par qui ? — Par les dragons du Royal-Allemand. N’avez-vous donc pas entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux ? — Si fait ! Si fait ! criaient deux ou trois cents voix ; on égorgeait le peuple sur la place Vendôme. — Et vous êtes du peuple, mille dieux ! s’écria Billot, en s’adressant aux soldats ; c’est donc une lâcheté à vous de laisser égorger vos frères ! — Une lâcheté ! murmurèrent quelques voix menaçantes dans les rangs. — Oui, une lâcheté ! Je l’ai dit et je le répète. Allons, continua Billot, en faisant trois pas vers le point d où étaient venues les menaces ;

n’allez-vous pas me tuer, moi, pour prouver que vous n’êtes pas des lâches ? — Eh ! bien, c’est bon… c’est bon… dit un des soldats ; vous êtes un brave, mon ami, mais vous êtes bourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le militaire est soldat et il a une consigne. — De sorte, s’écrie Billot, que si vous receviez l’ordre de tirer sur nous, c’est-à-dire sur des hommes sans armes, vous tireriez, vous les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez des points aux Anglais en leur disant de faire feu les premiers ! — Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dans les rangs. — Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix. — Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c’est exactement comme si vous nous égorgiez vous-mêmes ! »

« — Les dragons ! les dragons ! crièrent plusieurs voix en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la place, en fuyant par la rue Richelieu. Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le galop d’une lourde cavalerie retentissant sur le pavé. — Aux armes ! Aux armes ! criaient les fuyards.

« — Mille dieux ! dit Billot, tout en jetant à terre le corps du Savoyard qu’il n’avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils, au moins, si vous ne voulez pas vous en servir. — Eh ! bien, si fait, mille tonnerres ! nous nous en servirons, dit le soldat auquel Billot s’était adressé, en dégageant des mains du fermier son fusil que l’autre avait déjà empoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche ! et si les Autrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nous verrons. — Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats, en portant leur main à leur giberne et la cartouche à leur bouche. — Oh ! tonnerre ! s’écria Billot piétinant, et dire que je n’ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un de ces gueux d’Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton. — En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle est toute chargée. » Et, en même temps, un homme inconnu glissa une riche carabine aux mains de Billot.

« Juste à ce moment, les dragons débouchaient sur la place, bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux. L’officier qui commandait les gardes-françaises fit quatre pas en avant. — Holà ! Messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là ! s’il vous plaît.

« Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu’ils ne voulussent pas entendre, soit enfin qu’ils fussent emportés par une course trop violente pour s’arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite, et heurtèrent une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux. — « Feu donc ! feu ! » s’écria Billot : il était près de l’officier, on put croire que c’était l’officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil à l’épaule, ils tirèrent un feu de file qui arrêta court les dragons. « — Eh ! Messieurs les gardes, dit un officier allemand, s’avançant sur le front de l’escadron en désordre, savez-vous que vous faites feu sur nous ? Pardieu ! si nous le savons, dit Billot. » Et il fit feu sur l’officier qui tomba.

« Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et les Allemands, voyant qu’ils avaient à faire, cette fois, non plus à des bourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats qui les attendaient de pied ferme, tournèrent bride, et regagnèrent la place Vendôme au milieu d’une si formidable explosion de bravos et de cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s’emportèrent et s’allèrent briser la tête contre les volets fermés.

« — Vivent les gardes-françaises ! cria le peuple. Vivent les soldats de la patrie ! cria Billot. — Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilà baptisé…

Après cela, la foule s’en fut piller les armuriers.