Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/393

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUT
1737

na s’en échappa quelques heures plus tard, persuadé qu’il ne pourrait pas présenter une défense utile dans les conditions où l’on se trouvait. Marty, plusieurs fois menacé de mort pendant sa prévention par ses gardiens, puis mis à l’isolement absolu, supporta tout avec le plus grand courage. Privé des garanties d’une défense normale, il fut condamné par un conseil de guerre bien stylé à vingt ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour, Badina fut condamné à la même peine par contumace ; lorsqu’il se livra, en octobre 1920, sa peine fut abaissée à quinze ans de détention.

Ainsi avorta la première tentative de révolte des marins de la Mer Noire. Mais l’importance de la mutinerie ébauchée subsiste du seul fait du complot. Elle ne fut ni inutile ni stérile. Le message de T. S. F. annonçant à Odessa la découverte du complot et l’arrestation de Marty et Badina ne contribua pas peu au déclenchement des protestations et aux mutineries qui suivirent, contre l’intervention en Russie. Marty et Radina, ces deux héros, parmi les héros de la Mer Noire, ont glorieusement agi pour l’humanité.

Le 17 avril 1919, le cuirassé France gagne Sébastopol et exécute ce que l’équipage croit être des tirs de réglage avec ses pièces de 140. Dès le 18, les matelots apprennent que le prétendu tir de réglage de la veille a tué 180 civils à Sébastopol et en a blessé un grand nombre. Cette nouvelle lâcheté exaspère les mécontents : le moindre incident devait faire éclater la révolte. Il se produisit le lendemain, 19 avril : dans l’après-midi, la nouvelle se répand à bord que le France doit faire le charbon le lendemain dimanche, jour de Pâques ; c’est une corvée longue et fatigante, et les marins comptaient se reposer ces deux jours fériés. La nouvelle est commentée et provoque des murmures. Sur une observation maladroite d’un gradé, les manifestants entonnent l’Internationale et ils se précipitent vers la plage arrière. Ils rencontrent le commandant-adjoint Gauthier de Kermoal, qui propose de transmettre les réclamations au commandant Robez-Pagillon. Mais comme les matelots, sous le coup d’une fureur longtemps contenue, crient tous ensemble, il conseille de désigner des délégués qui lui porteront le lendemain matin les revendications de l’équipage. Il donne sa parole d’honneur qu’aucune sanction ne sera prise contre ces délégués. L’équipage repart vers l’avant, toujours chantant, descend aux prisons et délivre les prisonniers. Parmi eux, se trouve un jeune matelot, à peine âgé de 20 ans, nommé Vuillemin. Il est des trois délégués qui sont nommés. Nous le verrons à l’œuvre sur le cuirassé France, faire preuve de courage et de sagesse. Il en impose à ses camarades. Un vent de révolte souffle sur Sébastopol : aux chants révolutionnaires du France, répondent ceux du cuirassé Jean-Bart et ceux du croiseur Du Chaylo qui sont, en rade, côte à côte. Un matelot arrive à bord, annonçant que la compagnie de débarquement, casernée à terre, dans un fort, a également manifesté contre les mauvais traitements. Ces mutins de l’infanterie ont adressé à leur chef un message où ils déclarent entre autres choses ceci : « Nous ne voulons plus souffrir. Les traitements de jadis doivent être abolis, car ils sont odieux. Si votre instruction est supérieure à la nôtre, il ne faut pas, pour cela, nous considérer comme vos esclaves… Vous, commandant du fort, qui, sur nous, avez exercé votre violence, réfléchissez. Sachez que nous, comme nos frères bolcheviks, poursuivons un idéal et, nos droits naturels, humainement reconnus de tous, nous les réclamons ! »… L’équipage du France accueille avec enthousiasme cette nouvelle et les délégués embarquent, malgré l’officier de quart, sur le vapeur du bord pour aller s’entendre avec les délégués des autres bâtiments. Du vapeur, on demande à ceux du Jean-Bart ce qu’ils veulent, et ils répondent : « À Toulon ! Plus de guerre aux Russes ! » C’est le mot d’ordre qui circule pour toute la flotte. En l’absence

des délégués, vers dix heures du soir, arrive à bord du France l’amiral Amet, en colère. Il harangue les mutins qui ne se gênent pas pour l’interrompre bruyamment. Alors, se sentant faible devant tant d’énergie, il change de ton : « Mes enfants, je vous en supplie. » On lui crie : « Ce n’est pas l’heure de dire la messe ! » Enfin, il demande ce que veulent les manifestants. Un matelot s’avance vers lui et en termes mesurés énumère les revendications de l’équipage dont les principales sont : 1° Cessation de l’intervention en Russie et l’entrée en France ; 2° Améliorations du régime du bord : nourriture, permissions, courrier, etc., etc. Puis, s’étendant sur l’intervention, le matelot déclare : cette guerre est anticonstitutionnelle, et la flotte est indignée de cette atteinte au droit républicain ; finissons-en, sans délai. » Comme l’amiral ne fait aucune réponse satisfaisante, les manifestants le laissent et reviennent sur la plage avant en chantant l’Internationale. L’amiral quitte le bord en lançant des menaces. Vers dix heures et demie, le vapeur ramène les délégués et l’on décide une grande réunion pour le lendemain matin. Chacun va se coucher. Mais le délégué Vuillemin rédige et fait afficher à bord cette proclamation : « Camarades, vous venez de faire, ce soir, une belle manifestation. Je vous recommande instamment d’éviter toute violence et tout sabotage. Nos revendications sont justes et nous aurons gain de cause. » Puis, ce mutin, arraché de sa prison par la mutinerie de ses camarades, dispose les factionnaires indispensables à la sécurité du bâtiment et retourne dormir à la prison.

Le lendemain, après le café, l’équipage est rassemblé sur la plage avant et, à huit heures, le pavillon rouge est hissé sur le cuirassé au chant de l’Internationale. Aussitôt le Jean-Bart fait de même. Comme convenu, les trois délégués vont trouver le commandant-adjoint et Vuillemin dénonce le crime commis contre la Russie ; le commandant-adjoint se refuse à discuter ce point, s’esquivant en disant qu’il n’est pas au courant, étant à bord depuis peu de temps. Les délégués vont rendre compte de cette rencontre à l’équipage, vers neuf heures arrive le vice-amiral Amet, plus calme que la veille ; sur la plage arrière, il parle. Il dit : « Mes enfants, vous regretterez ce que vous venez de faire et vous vous en repentirez… » Un délégué l’interrompt : « Nous ne regretterons jamais d’avoir fait arrêter cette guerre illégale et criminelle ; nous serions au ban de la classe ouvrière et de l’humanité si nous obéissions aux ordres qui nous prescrivent de tuer nos frères russes !… » Amet, sans plus insister retourne chez ses mutins du Jean-Bart, son vaisseau-amiral. A son tour le commandant-adjoint essaie de retourner les mutins en leur promettant du champagne, la levée de toutes les punitions et la faculté pour les hommes de descendre à terre. Il est accueilli par des sarcasmes et sans rien dire quelques marins quittent le bord avec une chaloupe. La population de Sébastopol qui a suivi toutes les péripéties de la mutinerie, attend sur les quais les matelots français et leur fait un accueil ému, enthousiaste. Les matelots du France rejoignent leurs camarades du Jean Bart, de Justice, Vergniaud, Mirabeau, Du Chaylo ». Ils fraternisent entre eux, puis avec la foule qui les porte en triomphe comme des libérateurs. Un vaste cortège se forme et, drapeau rouge en tête, monte lentement les boulevards en chantant l’Internationale. Soudain, le cortège se trouve face à des mitrailleuses abritées derrière des fils de fer barbelés ; un lieutenant de vaisseau, (qui se suicida ensuite) commande le feu. Un crépitement sinistre et quatorze marins gisent assassinés au milieu des Russes (hommes, femmes, enfants) fauchés sans pitié. Ainsi, sous les balles françaises, les mutins scellèrent la fraternité sanglante des enfants du peuple de France et de ceux du peuple russe. (Tous ces détails sont puisés dans la brochure « Les révoltés de la Mer Noire », de Maurice Paz).