Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUT
1738

Aussitôt qu’à bord du France fut connue la nouvelle du massacre, le délégué Vuillemin exigea du commandant une enquête, puis, en termes énergiques, réclama le retour de la compagnie de débarquement, afin que le vaisseau puisse appareiller sans délai. Il fut obéi : à quatre heures et demie, la compagnie de débarquement et les permissionnaires étaient à bord, joints aux manifestants. Les choses n’allaient pas si bien sur les autres bâtiments en rade. Sauf le Du Chaylo, après avoir manifesté, tous étaient rentrés dans l’ordre. Alors l’amiral Amet croit prudent d’interdire toute communication entre le France et le Jean-Bart. Les manifestants du France, vont s’en plaindre à leur commandant qui déclare ne rien pouvoir contre les ordres de l’amiral. – « Si vous, commandant, ne le pouvez pas, lui dit un matelot, moi je me charge de l’obtenir de gré ou de force. – Qui donc commande à bord ? réplique le commandant. – C’est l’équipage. – Alors jetez-moi à l’eau. – Ce n’est pas à l’eau qu’il faut vous jeter, c’est en France. C’est là qu’il faut tous nous mener… » Et l’équipage décide de reprendre les communications dès le lendemain matin avec le Jean-Bart. Les délégués assurent le service des projecteurs pour prévenir toute surprise de nuit et, de neuf heures et demie à minuit, le délégué Vuillemin discute avec le commandant les revendications de l’équipage, en démontre le bien-fondé et conseille à son chef d’inviter les officiers à ne pas faire usage de leurs armes. « L’équipage n’est pas armé, dit le délégué, et je m’efforce d’éviter une bagarre. Si un officier prenait sur lui de menacer un homme, le désastre serait inévitable. Et alors, commandant, moi qui suis un prêcheur de calme, je deviendrai le prêcheur de la révolte. » Le commandant donna sa parole que « il n’y aura ni répression ni sanction », et au cas où malgré lui, il y aurait des poursuites, « il serait le meilleur défenseur de ses hommes » : s’ils passaient en conseil de guerre, il viendrait s’asseoir, à leur côté, au banc des accusés. – « N’est-ce pas cependant honteux, ne peut-il s’empêcher d’ajouter, qu’un jeune homme qui n’a pas vingt ans, vienne faire la loi à un homme de cinquante-trois ans, qui pourrait être son père ! — N’oubliez pas, commandant, dit le jeune matelot imperturbable, que je suis ici le représentant de l’équipage : coûte que coûte je défendrai ses revendications ».

Ainsi se termina l’entretien. La nuit fut calme. Tout se passa bien, Factionnaires à leur poste. Bon fonctionnement des projecteurs ; service parfait assuré par les délégués qui sont seuls obéis et avec la plus rigoureuse ponctualité.

Le lendemain, 21 avril, dès le matin, le délégué Vuillemin va s’entretenir avec l’amiral Amet, puis il porte à l’équipage assemblé sur la plage-avant, le résultat, de l’entretien. Le commandant a décidé d’appareiller pour le départ, le 31 avril. L’équipage proteste. Il veut faire le charbon de suite et partir le surlendemain. Ils se précipitent pour voir le commandant. Ils rencontrent le médecin-chef et une discussion s’engage entre lui et le délégué Vuillemin sur les responsables de la mutinerie Le délégué s’écrie : « La caste militaire s’est couverte de honte : en particulier le ministère et nos états-majors qui mènent la marine aux pires destinées… Les capitalistes français sont cause de ce que la France vient de commettre les actes les plus criminels… Cette guerre contre la Russie est, avant tout, anticonstitutionnelle et il faut que la justice frappe les Clemenceau et Pichon qui ont violé la Constitution ; ils sont les principaux responsables de notre mutinerie… »

Le 23 avril, le France quittait Sébastopol, ainsi que l’avait décidé l’amiral Amet, d’accord avec les délégués, en reconnaissant légitimes les revendications de ses matelots et en s’excusant de n’avoir agi que sur l’ordre du ministre de la Marine, Georges Leygues. Le 25 avril, le cuirassé passait devant Constantinople, escorté de

la canonnière Escaut, également révoltée. Il arrivait le 1er mai à Bizerte et les autres vaisseaux l’y rejoignirent quelques jours après. Mais, arrivé là, le commandant montra à Vuillemin un ordre de l’amiral Amet lui prescrivant de mener tout l’équipage en forteresse. Vuillemin le prévint que dans ces conditions il n’allait plus prêcher le calme ; et, pour parer à toute éventualité, il fit armer les tourelles et les pièces de 14. Le préfet maritime de Bizerte, le vice-amiral Darien, auquel en référa le commandant du France, décida d’en appeler à une commission d’enquête. L’équipage accepta de s’en rapporter à elle et d’accepter son verdict… Ainsi se termina la mutinerie du cuirassé, dont l’équipage fut maître pendant plus de trois semaines…

Malgré la parole donnée il y eut conseil de guerre et sanctions contre les mutins…

Nous arrêtons là le récit de cette sédition causée par le mauvais entretien des hommes et surtout par le crime auquel on voulait les associer. Mais il faut se rappeler qu’il n’y eut pas que les faits rapportés ci-dessus. Il y eut également d’autres affaires plus ou moins graves, d’autres mutineries aussi typiques, aussi enthousiastes et pour les mêmes causes. En outre, des vaisseaux cités, nous voudrions pouvoir relater les affaires du Waldeck-Rousseau, de l’Ernest-Renan, du Justice, du Protêt, du Mameluck, du Fauconneau, où gronde le mécontentement. Il y eut sédition aussi sur le Bruix. Tout cela sur la Mer Noire. Mais à Toulon, aussi l’on protestait. Le Provence à bord duquel avaient eu lieu déjà des manifestations, des mutineries en mars et en septembre 1917, en novembre 1918, à Toulon le 21 mai 1919, pour en repartir le 10 juin, soi-disant pour Constantinople. Le 6 juin, il y eut révolte pour protester contre l’emprisonnement des mutins. L’équipage du Provence hissa le pavillon rouge. En 1919 encore, ce fut le Voltaire en révolte. Puis, ce fut le transport de troupes contre la Révolution russe sur le Guichen que l’équipage déposa en Grèce et décida de ramener en France, sans pourtant y réussir, en raison de la « fidélité » des tirailleurs sénégalais.

Il n’est pas exagéré de qualifier ces mutins de la marine de « héros de la Mer Noire ». Il est nécessaire de donner à ces mutineries toute l’importance qu’elles comportent. Elles indiquent vraiment qu’on aurait tort de désespérer du genre humain… et que la guerre pourra faire faillite un jour, quand les hommes refuseront de s’entretuer.

Nous avons tenu à présenter avec précision quelques mutineries suggestives que l’histoire d’ailleurs retiendra. Cela nous dispense de nous étendre longuement sur la révolte du 17ème de ligne, survenue au cours de l’agitation viticole du Midi, en 1907. On la connaît beaucoup mieux parce qu’à l’époque du soulèvement régional des vignerons frappés par la mévente, régnait la paix extérieure. Et aussi parce que la crise du Midi donna l’occasion au radical Clemenceau de montrer que le pouvoir avait fait de l’individualiste libéral un tyranneau brutal et intransigeant et de s’illustrer — avant Draveil — par un Narbonne sanglant. Cependant la révolte du 17e ne fut qu’une série, toute sporadique, de mutineries légales…

Déjà foncièrement indisciplinés — le Méridional est peu militariste, — ébranlés par l’agitation à laquelle participaient leurs familles (ils étaient d’ailleurs originaires de la région), soldats et réservistes d’Agde, de Béziers étaient tout préparés pour la rébellion ; mutineries des réservistes d’Agde, du 100e, puis du 17e de ligne s’enchainent ainsi et se succèdent…

Mis en rumeur par un changement de garnison (pour Agde) auquel résistèrent, à Béziers, plus de dix mille civils, la nouvelle des « dragonnades » provoque l’élan du 17e et « la marche sur Narbonne »… laquelle devait finir à Béziers, par la reddition. La mutinerie gagne de proche en proche les groupes casernés en divers points