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une brousse inextricable où s’abritent jalousement les premiers linéaments de sa vie mentale. Encore a-t-il douté qu’il puisse jamais les dégager et les illuminer car il eut la prescience qu’ils n’avaient point de fin.

Dès les temps anciens, l’Homme a été frappé par un phénomène : le Rêve, qui eut le don d’émoustiller sa curiosité. On sait le rôle que joua ce monde inconnu dans la vie des peuples et qu’ils n’hésitèrent point à lui attribuer une émanation de vue. Dans leur mysticisme ignorant, ils trouvèrent à ces phénomènes des significations supranaturelles dont le nœud fut l’œuvre du Prêtre. Il a fallu en venir jusqu’au xixe siècle pour que les psychologues mieux avisés restituassent au Rêve sa valeur de fonction normale et sa liaison d’une part avec la pensée claire de la veille, d’autre part avec des manifestations éloignées d’un psychisme plus profond, plongeant des racines dans une partie du Moi, qu’à défaut de mieux l’on a dénommé Subconscient.

La découverte d’une activité psychique brumeuse constituant une sorte de réservoir caché où la Pensée puise les éléments de sa fabrication, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, cette découverte est une date dans l’histoire des Idées. S’il est encore des simples d’esprit capables de feuilleter la clé des songes, il est d’autres esprits qui savent que le Rêve est une création du donneur lui-même et que son incohérence liée à son automatisme, n’est due qu’à la suspension momentanée du contrôle et du jugement. Une science toute nouvelle, la Psychanalyse, a permis de violer les secrets de la subconscience, et déjà les portes du sanctuaire impénétrable sont ouvertes. Le gouffre sans fond de l’Absolu et de l’Irréel s’offre aimablement aux excursionnistes de leur Pensée et l’on ne saurait plus prétendre que le mystérieux est le parc réservé au divin.

La Science et la Religion se sont rejointes et n’apparaissent plus deux spéculations antagonistes. La Pythie et les mediums n’ont plus le don de stupéfier que les nigauds et Lourdes a livré ses secrets à Charcot. L’intuition, les phénomènes de pressentiment n’ont plus figure de faveur accordée à l’Homme par une divinité bienveillante ne livrant ses trésors qu’à des privilégiés. L’extase, la contemplation, la méditation sont facultés à la portée de tous et l’hypothèse est exposée aux coups de sonde de la Raison.

La voyance n’est plus qu’une singerie de charlatans, de forains et de naïfs, au service d’une foule émotive, éprise de merveilleux.

Parce que la connaissance se heurte tout à coup à la mer de nuages qui l’empêche de cheminer autrement qu’à tâtons, a-t-on le droit de dire que cette mer cache un horizon à jamais inaccessible et qu’une lumière plus éclatante ne la dispersera pas ? La découverte est la prime accordée au chercheur, et le croyant ne cherche pas : il capitule.

En deçà du nuage est le monde de la connaissance réalisée qui tient déjà du prodige, c’est le royaume dévolu à la Raison. Au-delà, est le domaine de la Foi. Mais celle-ci n’est point forcément aveugle-né et si son rôle habituel est d’ordre inhibitoire, il est des hommes de science dignes de ce nom pour qui les deux mondes s’interpénètrent et pour qui la zone de la Foi n’est qu’un nouveau champ d’expérience. C’est un fait connu qu’il est des savants rompus aux méthodes scientifiques et qui ne peuvent cependant se dépouiller de cette tare mystique qui est un legs de la race. On s’extasie et l’on prétend triompher quand on cite des hommes de grand renom qui ne craignent point de sacrifier encore aux superstitions religieuses auxquelles ils sont enclins.

On connait à l’opposite des hommes de religion (je ne parle que des sincères) qui cultivent les sciences avec succès et qui savent se servir des facultés de leur entendement pour aller à la découverte.

De tels exemples n’étonnent plus personne, La coexis-

tence du mystique et du scientifique jugés d’essence différente est, à coup sûr, une imperfection et l’on sait des âmes honnêtes et grandes qui comme Pasteur, surent réaliser la cloison étanche qui sépare le réel de l’irréel, travailler au bien de l’Humanité en utilisant de formidables moyens et rester cois à l’entrée du sanctuaire réservé au divin, en s’interdisant d’aller plus loin. L’envoûtement du passé est chose dont on se défend mal, bien qu’il tende à disparaître le jour où l’on ose briser la cloison étanche et se servir de sa raison pour pénétrer l’impénétrable. Ceux-là seuls sont à plaindre qui se refusent à aborder de front le colosse par crainte de sacrilège. On honore le Dieu inconnu en abordant sa demeure. L’époque des Titans est passée et Prométhée ne serait plus voué au supplice réservé aux violateurs du Ciel. Le Juif n’aurait plus besoin de Moïse pour dialoguer avec Jéhovah.

Mais il est d’autres hommes qui ont voulu et su combler le fossé que les Religions et le mysticisme naturel se sont ingéniés à creuser entre le Réel et l’Irréel, entre la Religion et la Science, entre la Foi et la Raison. Ils n’ont aperçu dans ces diverses antinomies que deux formes d’un même objet. Énorme progrès, capable de féconder l’avenir au lieu de la stérilité du piétinement sur place. « Il s’est fait de nos jours, dit Romain Rolland, (Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante.) un absurde divorce entre ces deux moitiés de l’Âme : la Raison et la Foi. On leur a persuadé qu’elles sont incompatibles. Il n’y a d’incompatible que l’étroitesse commune de ceux qui se prétendent abusivement leurs représentants… Et nombre d’esprits qui sont libres ou se croient libres de toute religion, vivent baignés dans un état de conscience supra-rationnel qu’ils étiquettent socialisme, communisme, humanitarisme, nationalisme, voire même rationalisme. Ce n’est point l’objet de la pensée qui détermine sa provenance et permet de décider si elle ressortit ou non à la religion : c’est la qualité de cette pensée. Si elle s’oriente intrépidement vers la recherche de la vérité, à tout prix avec une sincérité entière et prête à tous les sacrifices, je la nomme religieuse. Car elle présuppose la foi en un but de l’effort humain, supérieur à la vie de l’individu, parfois de la communauté présente et même de la totale humanité. »

« La religion est, suivant Renan, la part de l’idéalisme dans la vie humaine. »

Le voilà, le domaine de la Foi pour le Scientifique, de la Foi toujours armée de l’Espérance qui ne réside point dans la Grâce, mais qui, au contraire, féconde et conditionne l’effort humain en vue de la découverte, en vue de la création toujours renaissante sur des bases toujours de plus en plus solides. Foi vaut Confiance. Confiance en soi d’abord, sans que la présomption y ait sa place, confiance dans les Hommes capables d’œuvrer et de se donner pour le Bien de Tous. Sur le terrain laïque lui-même il y a place pour la fameuse trilogie d’inspiration exclusivement religieuse : Foi, Espérance et Charité. Que de belles Âmes d’athées, de rationalistes, de libres-penseurs n’ont jamais eu d’autres directives ! Quiconque manque de foi n’a point cette illumination intérieure qui n’est que l’expression synthétique de cet élan vital inhérent à l’espèce et qui la pousse en avant vers le mieux, est fort à plaindre et voué à la stagnation.

Arrivé au carrefour des routes inconnues qui s’enfoncent vers l’ombre de l’irréel, l’Homme se recueille. Il peut prendre peur comme l’enfant dans la nuit, ou rester l’esclave de sa peur héréditaire. Il peut rester indéfiniment penché sur la glèbe comme le serf sans regarder plus loin et abdiquer au profit du premier berger qui passe. Mais il peut aussi redresser la tête et, comme l’y invite le vieil Ovide, regarder le Ciel : « Cœlumque tueri » non pas avec la candeur du croyant qui implore la force de supporter sa chaîne et réclame