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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/419

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naît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté… Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en dehors et au-dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire idéal et permanent qui personnifie la nation entière ; cette personne morale c’est l’État, qui se confond ainsi avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. » Esmein. — Elément de Droit constitutionnel comparé.

Autrement dit, hors du charabia des juristes : Nation : réunion d’hommes courbés sous le joug d’un appareil étatiste.

Supprimons l’État, et la nation s’évanouit : Pologne (époque du démembrement). Empire Austro-Hongrois (1918). Par contre, la Tchéco-Slovaquie, la Pologne, la Lithuanie, etc., sont devenues des nations dès que l’on a permis que se constituent, dans ces pays, des gouvernements propres. On ne conçoit pas une nation d’anarchistes ; mais les juifs, dispersés par le monde, qui obéissent à la Loi de Moïse, forment, aux yeux de beaucoup, la nation juive.

Par la volonté des trusts ou cartels mondiaux, après les périodes de crise, comme la dernière guerre, des nations surgissent comme des champignons, et d’autres disparaissent. L’Europe actuelle en est une preuve. Si les empires centraux eussent été vainqueurs, nul doute que les nations européennes se fussent réparties autrement. Peut-être connaîtrions-nous une nation Provençale, ou Bretonne, ou Algérienne. Il n’existerait probablement plus de nation belge, comme il n’existe plus de nation monténégrine. Les groupements d’intérêts font et défont les nations comme châteaux de cartes ; et tout ce qu’on peut dire ou tout ce qu’on a pu écrire pour justifier l’existence des nations ne sont que subtils arguments de sophistes.

a) D’aucuns ont confondu nation et race ; il y aurait par exemple une nation française parce qu’il y a une race française, une nation allemande parce qu’il y a une race germanique, etc… Or, « il n’y a pas de race pure, et faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. » (Renan).

« Même à l’âge de Néanderthal, l’homme était déjà une chose très vieille et, depuis des centaines et des milliers de siècles, il y avait eu des millions d’hommes courant à travers la terre, et se mêlant il d’autres millions d’hommes.

… Cette vieillesse de l’homme, pensez-y lorsque vous serez tentés de croire qu’il est possible de retrouver dans le sous-sol des indices de races primitives. Songez, même en étudiant les débris du Moyen Age paléolithique… songez à tous les millénaires antérieurs dont il ne reste aucun vestige humain, et à tout ce que l’humanité, pourtant, a fait durant ces millénaires : chasses, batailles, marches, courses, conquêtes, alliances de tribus, unions sexuelles, et tout cela, en combinaisons innombrables. Même les temps moustériens, si reculés pour nous, et qui nous semblent des points de départ, ne sont que des termes d’un passé prodigieux et insaisissable. » Jullian — L’ancienneté de l’idée de nation.

Et comme pour corroborer ces dires voici qu’on vient de découvrir dans une caverne calcaire, proche de Pékin, dix squelettes humains pétrifiés remontant au commencement de l’époque glaciaire ! Ils vivaient, ces hommes, il y a 500.000 ou un million d’années !

Parler de la race française est une plaisanterie. « Le nom de la France, que tous les patriotes prononcent avec une vibrante fierté, une émotion filiale, ce nom commémore l’invasion des Francs qui, venus d’entre le Mein, l’Elbe et l’Elster, étaient de purs germains. Ce pays avait accueilli successivement des Gaulois, des Celtes, des Ibères, des Ligures, des Kymris, des Wisigoths, des Vandales. Il avait été envahi par des Latins

venus de Rome, des Normands venus de Scandinavie, des Maures venus d’Afrique, des Huns venus de la Caspienne. » (Michel Corday). De même pour l’Allemagne dont le peuple est un mélange de Slaves, de Celtes, de Germains, de Scandinaves, de Finnois, d’Espagnols, etc… De même pour tout autre peuple.

b) On a prétendu que le climat, la constitution géographique d’un lieu sont facteurs déterminants de la formation des nations. L’existence de grandes nations comme la Russie, la Chine, les États-Unis, réuit à néant cette théorie. Il y a, dans ces pays, une infinité de climats, et une infinité de sols. Mais, en France même que de dissemblances entre la Provence et la Bretagne, l’Auvergne et les Landes ! On parle parfois de « frontières naturelles ». Quelle dérision, au siècle de l’auto, du chemin de fer et de l’avion ! Ni mers, ni montagnes, ni fleuves ne comptent plus ; et, s’ils existent, c’est pour unir, non pour diviser.

c) L’unité nationale est fondée sur la langue commune, dit-on encore. Or, en France, on parle, outre le Français de l’Académie (plus ou moins purement, bien entendu), le basque, l’allemand, les langues d’oc, le breton, le flamand. La Belgique a deux langues, la Suisse trois, etc…

Puisque les nations par elles-mêmes n’existent pas, on est à se demander comment il se fait qu’elles se soient créées. Et, en remontant aux origines, on trouve toujours l’abdication des individus devant l’autorité.

Dans la tribu primitive, le plus malin ou le plus fort s’impose ; on lui obéit. Par la suite, plusieurs tribus se fédèrent et se laissent imposer une hiérarchie de chefs, des lois laïques et religieuses, des juges. Que l’autorité se renforce encore un tout petit peu ; que la gent bêlante qui applaudit et qui paie clame son orgueil d’être battue, et le sentiment national s’épanouit, et la nation existe. Et cela peut aller jusqu’aux plus absurdes aberrations de l’esprit chez les nationalistes forcenés. C’est le sentiment national qui pétrit des Français prêts a se faire tuer pour la rive gauche du Rhin ou pour sauver la « civilisation » menacée, des Yankees qui se croient prédestinés à coloniser le monde, des Italiens qui se masturbent l’esprit pour essayer de se persuader qu’ils sont les héritiers de la Rome antique.

La nation est la résultante d’un long travail d’abrutissement des peuples auxquels on arrive à faire accepter jusqu’au délire les pires absurdités. Les peuples ont été triturés de mille manières avant d’accepter de vivre en nations « policées ». Ce sont tantôt les rois, empereurs ou républiques qui annexent ou fédèrent telles ou telles provinces (France, Italie, Prusse), tout cela dans les fleuves de sang de guerres sans nombre ; tantôt des groupes d’aventuriers qui s’emparent de pays dit « neufs » (États-Unis). Ce sont les religions qui, parallèlement à la force, proposent les bourreaux à l’adoration des victimes (Empereur romain, Louis XIV, Tsar) et prêchent la résignation aux malheurs du temps.

C’est le patriotisme, religion d’État, qui grandit d’autant plus que l’ancienne religion s’estompe dans les esprits. Et le patriotisme se cultive comme toute religion, par des sacrifices humains : guerres ou fusillades des incrédules. Et les bonzes : littérateurs, politiciens, arrivistes de tout poil, se sont fait les auxiliaires de tout ce long travail d’oppression.

C’est l’Académie qui a la prétention de fixer la langue. Ce sont les poètes et écrivains nationaux qui battent la grosse caisse pour saturer les cœurs de leur poison grossier : Déroulède, Barrès, d’Annunzio, Mickiewicz… Chaque nation a ses Botrel et sous-Botrel ; et cela descend jusqu’aux créateurs de chansons de café-concert, ranimateurs de la flamme pour citoyens conscients de base. Ce sont les rhéteurs du forum qui persuadent à l’individu, couvert de chaînes, qu’il a librement consenti au pacte social. C’est enfin l’école, tou-