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Corneille et un Hugo ! L’hostilité demeure, au théâtre, contre un naturalisme qui ne se borne pas à d’enfantines révolutions de mise en scène, de costume, de diction, mais fouille les mœurs et déshabille l’hypocrisie conformiste de la société et des individus. L’Académie Française ne couronnera jamais l’œuvre d’un Henry Becque, et ce n’est pas la faute de la Comédie Française, dévouée aux Dumas fils, aux Sardou et à leurs coryphées actuels, si cette œuvre de Becque n’est pas, aujourd’hui, définitivement enterrée. Elle est, en tout cas, toujours suspecte, tenue pour amère, trop crue, par les gens qui ont su faire de leurs turpitudes une agréable saumure où ils évoluent et se sustentent socialement et sentimentalement avec l’aisance de poissons dans l’eau. Becque ne fut pas pour eux de ces auteurs complaisants qui acceptent de « sucrer leur moutarde ». (Voir Théâtre).

À propos de l’école naturaliste, nous n’entrerons pas dans la vaine dispute qui fait rechercher la part de naturalisme qu’il y a dans le romantisme de Balzac, chez Flaubert, ou en ce que Zola a conservé encore du romantisme. Seule la contribution à la vérité humaine et sociale qui est dans leur œuvres doit nous intéresser. Nous verrons alors combien un Hugo, une George Sand, un Mérimée, un Dumas, par exemple, ont été parfois plus véritablement naturalistes que maints réalistes actuels dont les élucubrations, systématiquement vicieuses, sont aussi fausses et aussi conventionnelles que celles systématiquement édifiantes de la littérature dite idéaliste. Car il ne suffit pas d’écrire dans vague argot, ni de dépeindre des ouvriers, des « apaches » ou des « gigolettes », pas plus qu’il ne suffit au théâtre de faire bouillir un vrai pot au feu sur un vrai poêle et de servir, dans des décors sinistres, des « tranches de vie » ou des « visions d’horreur », pour faire du naturalisme. Les ouvriers de Richebourg, Montépin, Decourcelles, sont faux, tout autant que les bourgeois des Feuillet et Ohnet, que les nobles des Sandeau, que les moralistes des Dumas fils, que les « gens bien pensants » dont les Bourget et Bordeaux racontent les pieuses cochonneries. Il y a une vérité humaine autrement puissante et émouvante, dans la pègre décrite romantiquement par Balzac et Hugo, que dans les « Jésus la Caille » et autres « Innocents » de M. Carco, figurants pour les « tournées des grand ducs » où des impresarios font les poches des provinciaux naïfs et des étrangers excités.

Mais même si le document est vrai, si le personnage est exact, il faut encore qu’il entre dans le cadre de l’art pour être digne d’être représenté même dans une pensée réaliste. Flaubert écrivait fort justement à Huysmans : « L’art n’est pas la réalité. Quoi qu’on fasse on est obligé de choisir dans les éléments qu’elle fournit. » Maupassant, en qui on a vu l’écrivain le plus caractéristique du Naturalisme, disait aussi : « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision la plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. » Il ne disait pas : « Rien que la vérité et toute la vérité », car « raconter tout serait impossible, il faudrait alors un volume au moins par journée pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence ». Mais un choix s’impose, « ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité ». Et voici comment Maupassant voyait l’écrivain naturaliste : « Le romancier qui prétend nous donner une image exacte de la vie… prendra son ou ses personnages à une certaine époque de leur existence et les conduira par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera, de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les

passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques… Pour produire l’effet qu’il poursuit, c’est-à-dire l’émotion de la simple réalité, et pour dégager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-à-dire la révélation de ce qu’est véritablement l’homme contemporain devant ses yeux, il devra n’employer que des faits d’une vérité irrécusable et constante. » C’est ainsi que Maupassant opposait l’œuvre du romancier naturaliste à celle du romancier appelé « idéaliste » qui « transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante », et qui doit pour cela, « sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir… le conduire au dénouement par une série de combinaisons ingénieuses. » Ce dénouement « est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir, ce que deviendront le lendemain les personnages les plus attachants. » Le naturalisme n’est pas plus dans le parti-pris d’exhibitionnisme qui fait choisir ce qui est le plus canaille, le plus monstrueux ; le plus malsain, qu’il n’est dans les contes à dormir debout dont la camomille procure aux personnes sensibles des nuits apaisées et des rêves roses.

Maupassant disait encore : « Les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des illusionnistes. Quel enfantillage de croire à la réalité, puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race. Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. » (Préface à Pierre et Jean.)

Tous les grands créateurs des formes de la pensée humaine ont été des réalistes en ce qu’ils ont cherché la vérité dans la réalité, et ils ont été des idéalistes en ce qu’ils ont vu cette vérité dans sa beauté, sans souci d’aucun système. Qui fera la part du réalisme et de idéalisme dans l’œuvre de l’antiquité où tant de figures idéales se meuvent dans la plus ordinaire et parfois la plus basse réalité ? Qui fera aussi cette part chez un Rabelais, un Shakespeare, un Gœthe, un Hugo, un Delacroix, un Balzac, un Wagner, un Baudelaire, un Ibsen, un Tolstoï ? Dans les arts, quels sont les plus grands artistes de tous les temps, sinon ceux qui n’ont pas perdu le contact de la nature, ont puisé en elle leur génie et, même dans la figuration du divin, ont magnifié l’humain ? « Il est plus facile de dessiner un ange qu’une femme : les ailes cachent la bosse », disait Flaubert. Les plus grands peintres, depuis Giotto et ses disciples jusqu’à Cézanne, sont ceux qui, non seulement se sont inspirés de la nature, mais qui ont peint des femmes et non des anges, ont été des réalistes passionnés Espagnols Caravage, Velasquez, Goya. Delacroix, qui a été dans la peinture l’artiste le plus représentatif du romantisme, n’a-t-il pas été un précurseur de l’impressionnisme, lui qui disait : « Je considère l’impression transmise à l’artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire » ? Baudelaire, en citant cette phase, a remarqué : « C’est à cette préoccupation incessante de l’impression qu’il