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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/426

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NAT
1770

faut attribuer les recherches perpétuelles de Delacroix relatives à la couleur. » Bien avant Delacroix, de Vinci et d’autres avaient eu cette préoccupation de l’impression et de la couleur.

En littérature, Stendhal, ce « hors cadre », cet indépendant que rejetaient toutes les boutiques littéraires et qui s’écartait de toutes, déclarant, comme Berlioz en musique, qu’on ne le comprendrait que cent ans après, fut souvent d’un réalisme cruel, dépouillé de tout voile, dans sa haine de l’improbité sentimentale et intellectuelle de son « siècle menteur », Il écrivit notamment ces lignes comme épigraphe à sa Chartreuse de Panne : « Le roman est un miroir qu’on promène sur une grande route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa botte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir insulte, la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier et, plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. » Vingt ans avant l’école naturaliste, Stendhal répondait ainsi par avance, à ceux qui accuseraient Zola et ses amis d’être « scatologues ». D’autre part, quelle force de réalisme n’y a-t-il pas dans l’œuvre de Léon Cladel, le plus magnifiques des derniers romantiques ? Il a écrit la plus vivante épopée des pâtres, des « bouscassiés », de tous les hommes de la terre confrontés à la puissance et à la fureur des éléments. Mi-Diable, Kerkadec, Ompdrailles, Pierre Patient, Celui-de-la-Croix aux Bœufs, les Va-nu-Pieds, sont de simples hommes, et ce sont des héros d’Homère qui possèdent l’âme de Virgile. Ils sont comme R. Burns dont Carlyle à écrit qu’il « marchait derrière sa charrue dans un rayon de gloire. »

La réaction du réalisme contre le classicisme, commencée par le romantisme et soutenue scientifiquement et socialement par le positivisme, aboutit à partir de 1850 au Naturalisme proprement dit. Il se manifesta d’abord dans la peinture. Ce fut Courbet qui essuya les plâtres, lorsqu’en 1850 il exposa au Salon l’Enterrement d’Ornans, les Paysans de Flagey et les Casseurs de pierres. Ce fut un tollé, même chez les romantiques, contre le réalisme de Courbet. Un critique, M. Paul Mauz, écrivit entre autres : « L’Enterrement sera dans l’histoire de l’Art moderne, les colonnes d’Hercule du Réalisme. On n’ira plus au-delà, et ce tableau, leçon durable et aisément comprise, demeurera désormais pour ceux qui viendront, un avertissement. » Courbet accepta l’épithète de « réaliste » dont on prétendit l’accabler, mais sous réserve, en ce qui comportait les interprétations tendancieuses qu’on donnait déjà au réalisme. Il l’admettait comme reproduction exacte, sincère et sans idéal de la nature et du milieu social, pour réagir énergiquement contre l’idéalisme outrancier qui faisait fi de toute vérité, et même de toute vraisemblance. Ses Casseurs de pierres montraient sur la toile la condition ouvrière dans sa réalité nue et cruelle : l’homme réduit dès son enfance à l’état de machine et arrivant à la vieillesse exténué par le travail. On n’imaginait pas qu’un peintre s’appliquât à rendre la misère ouvrière aussi subversive ; cette toile soufflait la révolte. On reprocha encore plus à Courbet de « barboter dans les ruisseaux fangeux du réalisme » lorsqu’en 1857 il exposa les Demoiselles des bords de la Seine. On vit des « filles publiques » dans ces femmes qui reposaient tranquillement sur l’herbe, près de la rivière. Depuis, la Ville de Paris a acheté cette œuvre, et elle ne scandalise plus personne.

Courbet fut l’objet des critiques les plus injustes et les plus agressives. Tout ce qui était académique, tous les avortons et tous les tartufes intéressés à dissimuler leurs monstruosités et leurs vices, tous les impuissants et tous les charlatans furent pris, contre lui, d’une rage

féroce excitée par sa persistance dans la voie où il s’était engagé, et surtout par son succès grandissant auprès du public et des nouveaux artistes. D’audace en audace, le réalisme soutenu par Courbet, Corot, Daumier, Manet et d’autres, arriva à l’impressionnisme dont les premiers maîtres furent Monet, Sisley, Degas et Renoir. Les « Colonnes d’Hercule du Réalisme » étaient déjà loin en arrière dans l’océan qu’elles avaient ouvert au lieu de le fermer. Qu’auraient dit M. Paul Mauz et les délicats qui ne barbotent que dans la fange parasitaire, parfumée et bien pensante, devant les gosses affamés, les femmes éreintées par le travail, les ouvriers farouches, les pauvres putains misérables de Steinlen, et devant son « trimardeur galiléen » mis à la porte des églises riches où paradent les Christ bien peignés, roses et souriants qui offrent leur « sacré cœur » comme un bouquet aux belles péchere-sses ?

La pensée positive de « l’évolution qui emporte le siècle et pousse peu à peu toutes les manifestations de l’intelligence humaine dans une même voie scientifique » (E. Zola), avait trouvé sa forme d’art. Taine et Proudhon lui apportèrent celle de la critique, et les théoriciens socialistes en proposèrent l’aboutissement social. Sous le titre du Naturalisme, cette révolution positiviste trouva son expression littéraire après qu’Émile Zola l’eût formulée en s’inspirant de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard.

La théorie de Zola, trop étroitement exprimée, serait dépassée magnifiquement dans son Œuvre, mais elle serait prise, au contraire, dans un sens encore plus étroit par la foule des gens perfides qui affecteraient d’y voir le parti-pris de la vulgarité et de l’ignoble choisis tout spécialement. Or, si l’on regarde les gens que le Naturalisme soulevait, les élégances de la cour impériale, véritable lupanar où s’exerçaient toutes les formes du proxénétisme, les imbéciles fêtards du Jockey-Club sifflant Tannhauser et Henriette Maréchal, mais applaudissant Thérésa, « cette Polymnie du ruisseau » (L. Tailhade), les Pinard qui requéraient contre Flaubert et Baudelaire, mais collectionnaient des cartes transparentes, on a une idée de l’espèce d’idéalisme qui pouvait inspirer cette tartuferie trop bien achalandée. Si Courbet fut poursuivi avec une rare violence, cela jusque dans l’exil, Zola ne le fut pas moins. Tous deux furent des artistes réformateurs et des citoyens en révolte ; leur histoire fut la même. Pendant que le communard Courbet était condamné à payer les frais de réédification de la colonne Vendôme, monument provocant d’idolâtrie nationaliste qu’il avait fait abattre, un Meissonnier — qui s’intéresse encore à ce bonze officiel ? — refusait ses tableaux au Salon par représailles patriotiques, et M. Sarcey faisait couler sur lui cette bave des lâches qu’il avait déjà répandue sur les Communards vaincus. Zola, défenseur de la justice et de la vérité, subit et brava de son côté, non seulement les haines — il les connaissait depuis longtemps — mais aussi la fureur sauvage du nationalisme déchaîné qui ne reculait devant aucun faux et aucun assassinat. Tous deux : Courbet et Zola, sont aujourd’hui honorés officiellement. Les gens de gouvernement, qui ne cessaient pas de poursuivre les Courbet et les Zola de leur vivant, leur rendent ensuite, quand ils sont morts, des hommages grandiloquents aussi ridicules que furent odieuses leurs persécutions ; et les Académies regrettent alors, comme l’Académie Française au lendemain de la mort de Molière, qu’ils soient « au nombre de leurs maîtres sans avoir été au nombre de leurs membres. »

À tous deux, Courbet et Zola, il fallut des âmes bien trompées pour résister à l’assaut des imbéciles et des