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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/497

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OIS
1840

vivre sans consommer et, par conséquent, sans avoir, au préalable, produit, tout individu participant à l’absorption des produits, est tenu de contribuer à leur confection, sauf les cas d’empêchement : âge, maladie, infirmité. Le qui ne travaille pas, ne doit pas manger (qui non laborat non manducet), de Saint Paul n’a pas d’autre origine. Eh bien ! notre société est ainsi faite, qu’elle se compose de deux classes de personnes : la classe qui produit et celle qui ne produit rien.

L’une habite les châteaux à la campagne et les beaux quartiers en ville ; elle a sur sa table la viande la plus saine, le gibier le plus rare, le fruit le plus savoureux, le vin le plus vieux ; ses salons sont parés de fleurs aux parfums subtils, de bibelots d’art, de tableaux de maîtres, de tentures de prix, de meubles de luxe ; dans la saison rigoureuse, ses membres sont couverts des étoffes les plus chaudes, aux journées estivales, des plus légères et des plus fraîches ; elle a de l’instruction ou, du moins, pourrait en avoir ; elle peuple les cabarets à la mode, les stations balnéaires, les villes d’eau, les salles de spectacle : théâtres, concerts, cinémas, cabarets, dancings, boîtes de nuit, tous les lieux où l’on se réunit pour se divertir et folâtrer ; elle fréquente les cercles où l’on joue, les casinos et les champs de courses ; elle voyage en auto, en yacht et en avion ; elle s’entoure d’une nombreuse valetaille qu’elle oblige à revêtir une brillante livrée ; elle possède des ouvrages magnifiques qu’elle n’a jamais lus et qu’elle ne consulte jamais, des œuvres d’art superbes dont elle n’apprécie pas la beauté.

L’autre classe loge dans les chaumières ou se réfugie dans les malsaines demeures des quartiers excentriques ; sur sa table : de la soupe, des pommes de terre, de la piquette ou du vin frelaté ; un mobilier sommaire, les murs nus ; un accoutrement pauvre, usagé, insuffisant ; pas d’instruction ni l’occasion d’en acquérir ; elle peuple les hôpitaux, les asiles de nuit, les hospices de vieillards, les morgues et les amphithéâtres ; elle a sous les yeux, dans sa propre demeure, le spectacle déchirant de ses enfants qui souvent manquent du nécessaire ; elle danse… devant le buffet vide, elle ouvre les portières et fournit la valetaille. C’est dans cette classe pauvre que l’État recrute les soldats, les policiers, les gardiens de prison et la masse des fonctionnaires les plus chichement rétribués.

A la première de ces classes appartiennent la terre, les maisons, les récoltes, les instruments de travail, les produits de toute nature ; à la seconde, rien.

Interrogé sur la question de savoir à laquelle des deux classes dont je parle sont dévolus tous les avantages, un homme sensé, mais ignorant notre civilisation, répondrait sans la moindre hésitation : à celle qui travaille, à celle qui produit tout. Ces biens « ne peuvent être que la légitime rétribution de son savoir, de ses efforts, de ses peines ».

Ce brave homme se tromperait du tout au tout ; car chacun sait que ceux qui ont demeure confortable, table abondante et choisie, toilettes soignées, équipages et valets, vivent de rentes, de dividendes, de fermages, de revenus et que toutes ces dîmes sont prélevées sur le travail de ceux qui ont à peine le nécessaire et souvent même en manquent ; chacun sait que ceux qui peuplent les villes de plaisir et encombrent les salons ne sont pas ceux qui emplissent les usines et les magasins, cultivent la terre et fouillent le sous-sol.

En vain, pour justifier un état de choses aussi extraordinaire, les princes de l’économie politique affirmeront-ils audacieusement que l’oisiveté dorée d’aujourd’hui est le résultat de l’activité du passé, la cristallisation du travail d’hier. Ce langage ne convaincra personne pas même ceux qui le tiennent, et quiconque en France connaît un peu l’histoire de son pays, n’ignore pas que la richesse, monopolisée par le clergé et la noblesse dans l’antiquité et le moyen âge, n’a eu pour

origine que la captation, le vol, la rapine, la violence ; que pendant la période révolutionnaire qui a débuté en 1789, elle a été plus ou moins frauduleusement accaparée par la bourgeoisie et par la noblesse civile et militaire dont ne manqua pas de s’entourer Napoléon Ier et que, depuis plus d’un siècle, elle a été le fruit d’un régime d’exploitation, d’agiotage, de spéculation et de monopolisation, la faisant passer tout entière dans les mains des hauts seigneurs du commerce, de l’industrie et de la finance.

Le grand art de nos jours, pour arriver à la fortune, ne consiste pas à travailler soi-même, mais à faire travailler les autres ; le capital sous toutes ses formes, c’est du travail épargné, économisé, transformé ; oui, mais du travail d’autrui. Ce ne sont pas ceux qui édifient les palais qui les habitent ; celles qui tissent, taillent et cousent les robes de bal ne sont pas celles qui les portent. Les produits de la mine n’enrichissent pas les houilleurs ; les dividendes des compagnies de chemin de fer ne vont pas à ceux qui construisent la voie, dirigent la machine, surveillent l’aiguillage ou transbordent les colis. Les bénéfices fabuleux réalisés par les grands magasins, par les immenses usines et manufactures, par les puissants établissements de crédit n’enrichissent pas les millions de vendeurs et vendeuses, d’employés et d’ouvriers qui y travaillent, mais la poignée d’Administrateurs et de Directeurs qui gèrent ces vastes entreprises et la collectivité des porteurs de titres qui ont tout juste la peine de confier à leur banque le soin d’encaisser les coupons à détacher. Donc, un simple coup d’œil, mais un regard d’ensemble, jeté sur la société actuelle, provoque ce juste étonnement : richesses, profits, avantages, privilèges, tout aux oisifs ; rien ou presque rien, à ceux qui travaillent.

Les arguties les plus spécieuses, les raisonnements les plus subtils ne peuvent prévaloir contre la brutalité et l’évidence des faits : les travailleurs n’ont qu’à ouvrir les yeux pour voir que des maçons sont sans abri, des tailleurs sans vêtement, des agriculteurs sans pain ; que la classe pauvre produit tout et ne possède rien, tandis que la classe riche gaspille, accapare, s’empiffre et ne produit rien.

En sorte qu’il continue à travailler, le prolétaire, parce que, pour si dure et si ingrate que soit la tâche, elle l’empêche de mourir de faim ; mais faut-il trouver étrange qu’il envie le sort des oisifs, pense que ceux-là sont bien heureux qui peuvent, sans travail, jouir de tous les biens, de toutes les douceurs, qu’il prenne en horreur le travail, qu’il aspire à s’y soustraire par tous les moyens ?

Non ; cela n’est pas étrange et le contraire serait véritablement prodigieux.

La conséquence de cette incohérente situation, c’est que le travail n’étant pas nécessaire aux riches, ils n’ont garde de s’y adonner et que les pauvres, en songeant aux tristes résultats que celui-ci leur confère, ne s’y soumettent que contraints et révoltés.

Si le travail était attractif, on s’arrêterait peut-être moins à ces lamentables résultats. Si les conditions de travail étaient moins dures, si les salaires étaient plus en rapport avec une existence relativement aisée ; si dans l’accomplissement même de sa pénible besogne, le salarié éprouvait quelque satisfaction, s’il ne vivait pas dans l’incessante crainte d’être congédié et, ensuite, condamné, pendant un laps de temps indéterminé, au chômage fauteur de privations et de misère ; si ses instincts de dignité et d’indépendance étaient moins insolemment outragés, il pourrait, tout en rongeant son frein, subir son triste sort avec moins d’amertume. Mais il n’en a jamais été ainsi. L’esclave de jadis travaillait sous la menace du fouet, dans l’appréhension constante des châtiments et de la faim ; le serf de naguère, terrorisé par la brutalité du Seigneur, humilié par l’arrogance du Maître, dépouillé par la