Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/503

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ONE
1846

à Nordhoff, autre historien des colonies ou communautés américaines, par l’un des croyants : « Comme la doctrine de l’anti-esclavagisme est l’abolition immédiate de la servitude ; de même la doctrine du « Perfectionnisme » est la cessation immédiate et radicale du péché. »

Les colons de Putney croyaient aux guérisons miraculeuses par l’imposition des mains. Tant qu’ils se contentèrent de se guérir mutuellement, on ne leur chercha pas noise, mais il advint qu’ils exercèrent leur talent sur une villageoise du pays, accablée de maux de toutes sortes, presque aveugle, et qu’on s’attendait à tout moment à voir tourner l’œil. Non seulement la malheureuse impotente fut guérie, mais le mari lui-même, d’incrédule devint croyant. Déjà excitée par la pratique du « mariage complexe », l’opinion publique s’enflamma contre Noyes et ses disciples qui durent quitter Putney.

Ils s’établirent à Onéida.

Durant les premières années, ils eurent à lutter contre de grandes difficultés (inexpérience, incendie du magasin, naufrage d’un sloop sur l’Hudson, déficit causé par la publication d’un journal), et n’obtinrent qu’un succès médiocre. Noyes et ses compagnons, dont la plupart avaient de la fortune, avaient engagé plus de 107.000 dollars (à peu près 2.675.000 francs) dans l’entreprise.

Le premier inventaire, fait le 1er janvier 1857 ne donna qu’un avoir de 67.000 dollars, soit une perte nette de 40.000 dollars (un million de francs).

Cependant, ils avaient acquis de l’expérience et organisé leur travail sur des bases pratiques et effectives. Ils fabriquaient des pièges d’acier, des sacs de voyage ; ils préparaient des conserves de fruits et se livraient à la fabrication de la soie. Ils faisaient soigneusement et d’une façon irréprochable tout ce qu’ils entreprenaient et leurs produits acquirent bientôt une grande renommée dans le commerce. Leur inventaire de l’année 1857 montra la réalisation d’un petit bénéfice, mais les années suivantes, le montant de leur rapport dépassa 180.000 dollars (près de 4.500.000 francs).

En 1870, ils possédaient à peu près 900 acres de terrain (360 ha environ), dont plus des deux tiers à Onéida même et ses dépendances. Le reste se trouvait à Wallingford, dans l’état de Connecticut, 202 membres de la colonie résidaient à Onéida même, 35 à Willow-Place (dépendance d’Onéida), 40 à Wallingford. Ils habitaient sous un toit commun et mangeaient à une table commune.

Ils possédaient 93 têtes de gros bétail et 25 chevaux. Leur production en 1868 avait été la suivante : 278.000 pièges en acier, 104.458 boîtes de conserves, 4.661 livres de soie brute manufacturée, 227.000 livres de fer fondu à la fonderie, 305.000 pieds de bois façonné à la scierie, 31.143 gallons de lait, 300 tonnes de foin, 800 boisseaux de pommes de terre, 740 boisseaux de fraises, 1.450 boisseaux de pommes, 9.631 livres de raisin.

Pour obtenir cette production, soigner et mener le bétail et les chevaux :

80 hommes valides avaient dû travailler 7 heures par jour.

84 femmes valides avaient dû travailler 6 h. 40 par jour.

6 hommes âgés et mal portants avaient dû travailler 3 h 40 par jour.

4 jeunes garçons avaient dû travailler 3 h 40 par jour.

9 femmes âgées et mal portantes avaient dû travailler 1 h 20 par jour.

2 jeunes filles avaient dû travailler 1 h 20 par jour.

Il convient d’ajouter qu’ils avaient dû avoir recours à de la main-d’œuvre supplémentaire (elle s’élevait déjà à 34.000 dollars : 850.000 francs en 1868) ; et cela tout en exprimant leur dégoût du travail salarié. Ils

prétendaient n’avoir d’autre intention en salariant des ouvriers de l’extérieur, que de venir en aide à des personnes sympathiques, mais incapables de pratiquer leur communisme. On s’accorde à reconnaître qu’ils les traitaient très fraternellement.

Leurs affaires étaient administrées par vingt-et-un comités permanents et ils avaient quarante-huit conducteurs pour les différentes branches de travail, preuve que le fouriérisme les avait influencés plus qu’ils ne voulaient l’admettre. Malgré la complexité apparente de ce système, leur gouvernement fonctionnait à merveille, on l’affirme.

Le tableau ci-dessus démontre qu’ils ne voulaient pas se surmener. Ils étaient très coulants sur les heures de lever et de mise au travail, etc… (ils ignoraient l’appel de la cloche) et ils ont eu peu à souffrir des « tireurs au flanc » et paresseux professionnels.

La bibliothèque d’Onéida contenait 6.000 volumes et on y recevait toutes sortes de magazines. Bien que les Perfectionnistes ne crussent pas que le communisme fût possible sans une base religieuse, ils n’étaient pas des sectaires. Leur religion était plus pratique que théorique. Aussi, Huxley, Tyndall, Darwin, Spencer étaient-ils amplement représentés dans la dite bibliothèque.

Les récréations étaient tenues en haute estime à Onéida, A un moment donné, ils eurent des maisons de repos sur le lac d’Onéida et à Long-Island-Sound. Ils attachaient beaucoup d’importance à l’hygiène, se nourrissant simplement et se montrant tempérants en toutes choses. Leur longévité était proverbiale, un grand nombre d’entre eux moururent plus qu’octogénaires et 22 trépassèrent (pourcentage énorme par rapport à la population de la colonie) entre 85 et 96 ans. Les maladies vénériennes étaient inconnues chez eux, ce qu’on attribue à leur absence de relations sexuelles avec les personnes n’appartenant pas à leur milieu. Ils ne fumaient, ni ne buvaient, ne mangeaient de viande que deux fois par semaine, ils s’insouciaient de la mode, et les femmes de la colonie d’Onéida portèrent toujours les cheveux courts.

La prospérité d’Onéida attira l’attention. Les jours de fête, il n’était pas rare que 1.000 à 1.500 visiteurs passassent la journée avec eux. On se demandait comment pouvait subsister ce petit monde à part, dont aucun membre ne poursuivait autrui en justice, dont on ne voyait aucun membre avoir affaire à la police, et où il n’y avait pas de pauvres. Les Perfectionnistes faisaient eux-mêmes le plus de propagande qu’ils pouvaient. Ils publièrent un certain nombre de livres et de journaux dont le plus populaire fut Onéida Circular. C’était une revue hebdomadaire bien éditée et bien imprimée, publiée en ces conditions singulières :

« La revue est envoyée à tous, qu’ils paient ou non — son prix est de 2 dollars. — Ceux qui la liront se divisent en trois classes : 1° ceux qui ne peuvent pas donner 2 dollars ; 2° ceux qui peuvent seulement donner 2 dollars ;ceux qui peuvent donner plus de 2 dollars. Les premiers l’ont gratuitement. Les seconds paient leur revue. Ceux de la troisième catégorie doivent donner en plus l’argent nécessaire à couvrir le déficit causé par les premiers. Ceci est la loi du communisme. »

Les Perfectionnistes ont toujours attribué à trois causes ou plutôt à trois pratiques leur succès — pratiques qui ont rendu Onéida célèbre et lui ont fait une place spéciale dans l’histoire des milieux de vie en commun. La première est le mariage complexe, la seconde est la critique mutuelle, la troisième les réunions quotidiennes tenues chaque soir.

D’abord le Mariage complexe. Le communisme des premiers chrétiens, selon eux, s’étendait aux êtres comme aux choses : ils ne voyaient aucune différence intrinsèque entre la propriété des objets et celle des personnes. L’exclusivisme à l’égard des femmes et des enfants