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ONR
1847

n’est pas plus concevable que l’exclusivisme à l’égard de l’argent ou des biens mobiliers. L’épistolier Paul a placé (1. Cor. 7 : 2931) sur le même pied la possession des femmes et celle des marchandises, possession qui devait être abolie à bref délai par l’avènement du « royaume des cieux ». L’abolition de l’exclusivisme en fait de relations amoureuses est impliquée dans le nouveau commandement du Christ qui prescrit de s’aimer les uns les autres, ce qui veut dire non par couple, mais en masse (les deux mots soulignés en français, se trouvent à la page 626 du livre de John Humpphrey Noyes : History of American Socialisms, que j’ai sous les yeux en rédigeant cet article).

« L’histoire secrète du cœur humain démontre qu’il est capable d’aimer un grand nombre de personnes et un grand nombre de fois et que plus il aime, plus il peut aimer. » Partant de là, et étant entendu que leur système ne valait que pour des personnes sanctifiées (ou sélectionnées), les Perfectionnistes faisaient une différence entre l’amativité et la reproduction. Ils rappelaient qu’avant d’être considérée par Dieu comme une reproductrice, Eve avait été créée pour tenir compagnie à Adam, dans un but social. (Dieu créa la femme parce qu’il vit qu’il n’était pas bon pour l’homme d’être seul. Gen. II : 18). En Éden, l’amativité joua le premier rôle et non pas la reproduction. La pudeur sexuelle est la conséquence de la chute, factice et irrationnelle. Adam et Eve, à l’état d’innocence ignoraient la pudeur, comme l’ignorent les enfants et « les autres animaux ». La jalousie est la conséquence de l’exclusivisme en amour, elle engendre les querelles et les divisions. Toute association de vie en commun qui maintient le principe de l’unicité exclusive, contient en soi les germes de sa dissolution d’autant plus que la vie en commun développe fortement l’amativité. Les Perfectionnistes d’Onéida auraient voulu que dans leur communauté, chacun fût l’époux ou l’épouse de tous, la progéniture « rationnelle » étant élevée par le milieu. C’est ce qui les faisait mettre en parallèle leur conception de l’amour libre, basée sur un communisme amoureux durable — un mariage en association — et « l’amour libre » comme l’entendaient, selon eux, les socialistes d’alors, consistant en flirts temporaires et s’insouciant de la progéniture.

Les Perfectionnistes reprochaient entre autres à « l’acte propagateur » d’épuiser l’homme et de le rendre malade, s’il le répète trop souvent. Pour la femme, la grossesse et ce qu’elle exige en fait de dépense vitale, mine sa constitution ; les douleurs de l’enfantement sont une véritable agonie et la fatiguent d’une façon extraordinaire, de même que l’allaitement et les soins de la première enfance. Jusqu’à ce qu’il soit en état de se tirer d’affaire lui-même, l’enfant reste, même dans les meilleures circonstances, une lourde charge pour les parents. Le travail de l’homme est grandement accru par la nécessité de pourvoir aux besoins de sa famille. D’ailleurs, c’est en tant que malédiction que le Créateur a enjoint aux hommes de croître et de multiplier. Revenus à l’état d’innocence primitif, les Perfectionnistes étaient délivrés de cette malédiction et Saint Paul a inclus le mariage parmi les ordonnances abolies de l’ancienne Alliance. Du fait donc que l’amativité joue le premier rôle et la propagation de l’espèce le second, l’homme appelé à la perfection, exercera sur son aptitude procréatrice un contrôle sévère. Par là les perfectionnistes rejoignaient Malthus.

Dans la pratique, tout composant masculin de la colonie, pouvait avoir des relations sexuelles avec n’importe quel composant féminin à condition de passer par l’intermédiaire d’un tiers ; ils favorisaient la rencontre des jeunes membres de l’un ou l’autre sexe avec les membres âgés, étant entendu que personne ne serait obligé de recevoir les attentions de ceux qui ne leur plairaient pas, ce qui était évité par l’intervention des

tiers. Quant à la procréation, elle était soumise au contrôle de la communauté, qui veillait à ce que le nombre d’enfants ne dépassât pas les possibilités financières et éducatives. Sur une population de 280 personnes, le nombre de celles au-dessous de 21 ans, ne dépassait pas 64. Et le nombre des membres de l’association choisis pour la procréation sélectionnés parmi ceux qui s’étaient le mieux assimilé leur théorie sociale, s’élevait à 24 hommes et 20 femmes. Toute reconstitution du couple était rigoureusement proscrite.

En conséquence de ces idées, les enfants étaient considérés comme les enfants du milieu, et élevés ensemble dans une maison destinée à cet effet. Ils avaient toute facilité de jouer et de se récréer et, selon le témoignage général, ils jouissaient d’une parfaite santé. Des « nurses », membres de la colonie consacraient leurs soins à les élever ; chacune d’elles passait à cette tâche une demi-journée. On les sevrait à 9 mois ; à partir de cet âge, dès 8 heures du matin, ils étaient menés à la maison des enfants ; à 5 heures de l’après-midi on les rendait à leur mère. Il ne s’agissait donc pas de séparer la mère de sa progéniture, mais de la libérer et de lui permettre de prendre part à la production générale.

La Critique Mutuelle fut instituée, dit-on, par Noyes ; elle devint l’institution la plus importante de la communauté dès le commencement de son existence. Elle remplaça toutes les sanctions et ce fut une véritable cure morale. Elle présente une analogie certaine avec le traitement psychoanalytique freudien.

La critique était appliquée dans quelques cas, sans sollicitation du sujet, mais le plus souvent à sa propre requête. Un membre voulait quelquefois être critiqué par la colonie entière et quelquefois par un comité choisi parmi ceux qui le connaissaient le mieux et qui lui étaient les plus sympathiques. Chacun donnait son appréciation d’une façon aussi étendue que possible, et l’effet salutaire de la Critique Mutuelle était sensé s’effectuer de lui-même en faisant sentir la laideur de la faute commise (Remarquez l’analogie avec la confession publique et comparez avec l’autocritique bolcheviste, l’une et l’autre pouvant également être ramenées au traitement psychanalytique.)

Nordhoff qui eut la bonne fortune d’assister à l’une de ces séances de critique en donne le compte-rendu suivant :

« Un dimanche après-midi, un jeune homme, Charles, s’offrit de lui-même à la critique. Un comité de quinze membres, y compris Noyes, se réunit dans une salle et la critique commença. Noyes s’enquit de ce que Charles avait à se reprocher. Charles exposa qu’il avait été récemment troublé par des doutes, que sa foi était chancelante et qu’il luttait contre le démon intérieur qui le hantait.

« Alors chacun à son tour prit la parole. L’un des membres fit remarquer que Charles avait été gâté par sa bonne fortune, qu’il était quelquefois vaniteux ; un autre ajouta qu’il n’avait aucun respect pour la propriété commune, qu’il l’avait entendu récemment parler d’un beefsteak trop dur et qu’il prenait l’habitude de parler argot. Les femmes prirent part à la critique. L’une dit que Charles était hautain et trop galant ; on critiqua sa façon de se comporter à table, et on l’accusa de montrer trop de sympathie pour certaines personnes en les appelant par leurs prénoms, en public. Plus la séance avançait, plus les fautes s’accumulaient. On l’accusa d’irréligion et de mensonge et un souhait général fut exprimé, qu’il se rendît compte de ses erreurs et qu’il s’améliorât. Durant ce réquisitoire qui dura plus d’une heure et demie, Charles demeura muet, mais à mesure que s’amoncelaient les accusations, il pâlissait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.