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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/508

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OPP
1851

religieuse et quelle que soit l’admiration dont l’accompagnent des choreutes serviles. La décence voudrait que celui qui se livre à cette sorte de putanat gardât au moins le silence et ne cherchât pas à se justifier ; mais par une espèce de remords que l’opportunisme porte en lui, il a besoin de faire des phrases pour donner le change et masquer sa honte. Il compose des mots historiques. « Alca jacta est ! » disent les Césars en franchissant le Rubicon. « Adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré », suggèrent aux Clovis les lessiveurs des âmes par qui, en tous les temps :

Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime.

« Paris vaut bien une messe ! » déclarent gaillardement les Henri IV renégats. On remplirait des volumes de toutes les phrases, de tous les mots qui constituent la littérature de l’apostasie, du reniement, de la trahison opportunistes. Elle a particulièrement fleuri depuis qu’au 18 brumaire Bonaparte montra la voie aux démagogues, jusqu’aux temps contemporains où d’anciens chambardeurs prétendent ne pas changer quand ils deviennent, à la présidence de la République, les « rejetons orgueilleux », qu’ils flétrissaient jadis, « des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l’usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » (M. Millerand).

L’opportunisme a toujours été le moyen de réussite des nouvelles puissances par l’adaptation insidieuse ou brutale aux circonstances. L’exemple le plus démonstratif que l’on en a est dans l’histoire de l’Église. « L’Église s’adapta aux mœurs des temps beaucoup plus qu’elle ne les dirigea », a écrit Sartiaux. Elle n’a jamais cessé de suivre cette méthode et elle n’a vécu que par elle. Née d’une religion nouvelle qui apportait la torche dans le vieux monde, en bouleversait les institutions, en renversait les hiérarchies, en détruisait les conventions, en culbutait les valeurs sociales, elle devint, par le plus persévérant et le plus progressif des opportunismes, le plus solide rempart de ces institutions, de ces hiérarchies, de ces conventions, de ces valeurs qu’elle aurait dù supprimer pour établir un monde nouveau. Suivant les intérêts de sa politique, elle servit Dieu et César. Elle fit de Dieu la plus infàme et la plus ridicule des divinités pour justifier ses collusions avec les plus infâmes et les plus ridicules maîtres des hommes. Insolente, exigeante et cruelle devant les faibles, lâche, rampante et vile devant les forts, elle sut trouver toutes les justifications à toutes les turpitudes triomphantes en les couvrant de sa blasphématoire infaillibilité auprès de leurs victimes. Depuis les Constantin, les Clovis, les Phocas, jusqu’à M. Mussolini, tous les hommes « chargés de hontes et de crimes » qui ont régné sur les peuples ont été à ses yeux « envoyés par la Providence ». Des pires bandits et des pires catins elle a fait des saints et des saintes, des pires crimes elle a fait des actions admirables ; depuis vingt siècles, sa justice et sa charité célèbrent comme la manifestation la plus adorable de la bonté divine le monstrueux holocauste d’une humanité livrée aux pires scélérats. Il n’est pas une superstition des temps les plus barbares qu’elle n’ait fait sienne pour s’attacher les foules ignorantes ; il n’est pas une infamie qu’elle n’ait sanctifiée pour en tirer pouvoir et argent. Il n’est pas un de ses principes et de ses dogmes qu’elle n’ait mille fois modifié, falsifié suivant les besoins du moment pour maintenir sa domination. Il n’est aucun texte évangélique ou canonique que sa casuistique tortueuse n’ait interprété contradictoirement pour le service d’une morale circonstancielle. Dès le 1er siècle du christianisme, l’apôtre Barnabé disait de l’Église, devant son opportunisme criminel:« Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l’idolâtrie, l’audace, l’orgueil, l’hypocrisie, la duplicité du cœur, l’adultère,

l’inceste, le vol, l’apostasie, la magie, l’avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l’ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres. » La constance de cet opportunisme affirmée par toute l’histoire a abouti, la veille de la Guerre de 1914, à ce tripatouillage du catéchisme par lequel elle changea son cinquième commandement :


Homicide point ne seras
DE FAIT ni volontairement,

par celui-ci :

Homicide point ne seras
SANS DROIT ni volontairement.

Elle marqua ainsi indélébilement, non seulement sa complicité dans le carnage qui se préparait et qu’on appellerait la Guerre du DROIT, mais encore sa préméditation avec celle de tous les criminels, chefs d’États responsables. C’est pourquoi tous les gouvernements, et particulièrement la République laïque, lui paient si généreusement, depuis, les trente deniers de Judas.

Aujourd’hui, dans le désarroi et la débâcle de la société capitaliste, que la monstruosité de ses abus et de ses vices condamne à s’écrouler comme jadis l’empire romain, l’Église demeure le plus sûr paratonnerre contre les fureurs révolutionnaires. Par son opportunisme rhétoricien qui lui fit accommoder l’aristotélisme et le thomisme puis, de nos jours, le thomisme et le modernisme, elle est l’inspiratrice la plus perfide des « unions sacrées » du capital et du travail, du bellicisme et du pacifisme, du nationalisme et de l’internationalisme comme de la Foi et de la Raison. Les démagogues de plus en plus vaseux, qui trempent leur « tripe laïque » dans son eau bénite, n’ont plus qu’à se laisser emporter dans sa nacelle, C’est le nouvel embarquement pour Cythère sous un patronage plutôt hétéroclite où sont mêlés Bossuet et Karl Marx, Sainte Thérèse de Lisieux et Louise Michel. Des millionnaires chantent l’Internationale ; des prolétaires leur rendent leur politesse en entonnant l’Hymne au Sacré-Cœur. Au débarqué, on se retrouve avec d’anciens admirateurs de Ravachol qui sont allés du Diable à Dieu et ont fait au « culte du Moi » le sacrifice de la peau des autres avec de riches catins repenties dont le portrait fait vis-à-vis à celui du pape dans des maisons pieuses, avec des tatoués des plages à la mode, avec des socialistes officiels qui préparent la révolution en compagnie de préfets de police, avec, enfin, toute la faune du muflisme. Tout ce monde est en famille dans les casinos et dans les églises où le « jazz » remplace les saintes orgues et où des évêques bénissent les chiens des grands juifs, en attendant de bénir ces juifs eux-mêmes. Car, à un certain degré de la hiérarchie sociale, on est tous frère en opportunisme et il n’y a plus d’hérétiques pour l’Église comme il n’y a plus de métèques pour le nationalisme. Les chiens de M. de Rothschild sont de bons chrétiens devant les évêques, comme les Altesses, même allemandes, sont toutes de bonnes françaises pour MM. Daudet et Maurras qui leur portent le coton. L’Internationale Ouvrière est sacrilège à leurs yeux et la peine des travailleurs est leur juste châtiment ; mais l’Internationale Capitaliste est sacrée et les joies de ses oisifs sont leur légitime récompense. Muflisme oblige, à défaut de noblesse, pour la valetaille opportuniste.

C’est ainsi que dans tous les temps, et sous tous les régimes, l’opportunisme, si subversives qu’aient été les formules de ses pratiquants, a fait avorter les réalisations sociales. S’il fait un pas en avant en disant : « Pas de réaction… », il en fait immédiatement un autre en arrière en ajoutant : « … et pas de révolution ! » Or, qui n’avance pas recule. L’opportunisme replonge ainsi les espoirs humains, à mesure qu’ils renaissent et prennent forme, dans le marécage fétide du conservatisme social. — Edouard Rothen.