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ORA
1861

blée. Selon la composition de l’auditoire devant lequel le discours est prononcé, selon le lieu dans lequel l’orateur parle et le sujet traité, l’orateur est diversement qualifié. Parle-t-il dans un édifice destiné à l’exercice d’un culte religieux ? Celui qui parle est un orateur sacré. Parle-t-il devant une assemblée législative, s’adresse-t-il à des députés ou sénateurs ? Il est un orateur parlementaire. S’il parle devant des magistrats ou des jurés, il appartient à l’éloquence judiciaire. S’il s’adresse, dans une salle quelconque, à une assemblée composée d’auditeurs appartenant aux diverses classes sociales, celui qui occupe la tribune est ce qu’on peut appeler un orateur populaire. Orateur se dit, en Angleterre, de celui qui préside la Chambre des Communes ; il est élu à la pluralité des voix ; c’est lui qui expose les affaires soumises aux délibérations de l’Assemblée.

D’une façon générale, on appelle orateur celui ou celle qui pratique l’art de l’éloquence et l’exerce publiquement.

Depuis les temps les plus reculés, l’éloquence a tenu une place importante et joué un grand rôle dans le cours des affaires publiques ; l’art oratoire a exercé une influence considérable sur l’opinion et, de ce fait, sur les événements. S’il est vrai que l’art de la parole fut toujours puissant sur l’esprit des hommes, il ne le fut que dans la mesure où la liberté fut en partie respectée. Le despotisme, la tyrannie, l’Autorité absolue sont mortels à l’éloquence et il ne saurait en être autrement, cela se conçoit sans peine. Car la véritable éloquence a pour source la passion portée à son niveau le plus élevé et un régime de liberté, au moins relative, est indispensable à l’éclosion et à l’épanouissement de la passion.

Passion du Vrai, passion du Juste, passion du Beau ne peuvent naître et fleurir que dans une atmosphère où il est possible de les exprimer. Le silence imposé les étiole, la répression les étouffe, la contrainte les tue. Les époques les plus agitées, les temps les plus tourmentés de l’Histoire ont été les moments où l’art de parler s’est élevé jusqu’aux cimes. C’est en période de transition, lorsque des idées nouvelles entraient en fermentation, que l’éloquence a revêtu le plus d’éclat et les journées d’effervescence et de bouillonnement révolutionnaires ont été celles qui ont enregistré les appels les plus entraînants, les adjurations les plus pathétiques, les harangues les plus enflammées, bref, les discours les plus éloquents. Athènes eut des orateurs magnifiques avant que la Grèce soit tombée sous la domination absolue des successeurs d’Alexandre. Parmi ces princes de la parole, on peut citer Périclès, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Phocion, Eschine, Démétrius de Phalère. Rome conserva sa tribune publique jusqu’à l’installation au pouvoir suprême et absolu de César et de ses acolytes, par le Triumvirat et l’Empire : les deux Gracques, Crassus, Antoine, Hortensius et surtout Cicéron furent d’illustres orateurs. L’art oratoire n’existait pour ainsi dire pas, en France, avant la Révolution. Durant les quelques siècles qui ont précédé la Révolution française, seuls les orateurs sacrés, les grands Prédicateurs de l’Église catholique — qui ont eu pleine licence de prêcher l’Évangile et de prononcer des oraisons funèbres — ont représenté l’art de bien dire. On compte parmi les prédicateurs les plus remarquables de ces temps-là : Bossuet (1627-1704), Fénelon (1632-1704), Fléchier (1632-1710), Bourdaloue (1631-1715), Massillon (1663-1742). En mettant fin au despotisme royal et en ouvrant une ère de liberté inconnue jusque là, la Révolution française a mis un terme à l’étranglement de la Pensée et à son expression : l’éloquence. Pendant « la Constituante », la tribune retentit des discours superbes de Mirabeau, Maury, Barnave, Cazalès, les Lameth, Dupont, Brissaud, etc… Sous « la Convention », ce furent Danton, Robes-

pierre, Saint Just, Billaud-Varennes, Collot d’Herbois sur les bancs de la Montagne et, parmi les Girondins : Vergniaud, Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, qui furent les orateurs les plus justement en renom. Tout entier réservé à la détestable gloire militaire, l’Empire ne compta aucun orateur marquant. Avec la Restauration, l’art oratoire refleurit en France ; parmi les orateurs les plus remarquables de cette époque, il faut citer Royer-Collard, Camille Jordan, Manuel et Foy. Sous Louis-Philippe, la tribune parlementaire fut illustrée par Berryer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès, Miche1 de Bourges. Vinrent ensuite Lamartine et Ledru-Rollin et, plus près de nous, toujours comme orateurs parlementaires : Gambetta, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Viviani.

A titre documentaire, j’ai cité tous ces noms d’orateurs qui appartiennent à la postérité. Il me reste à indiquer à quelles sources on puise la véritable éloquence, comment on fait son apprentissage dans l’art de parler en public, quelles sont les difficultés à vaincre et par quels efforts on y parvient, enfin en quoi consiste l’art de préparer et d’exposer un sujet, de composer et de prononcer un discours, de prévoir les controverses qui peuvent surgir et de sortir vainqueur de ces rencontres parfois redoutables.



Les sources de l’éloquence. — L’éloquence jaillit de deux sources : le sentiment et la raison. Le sentiment donne naissance aux emportements pathétiques, à l’inspiration entraînante, au verbe enflammé, aux images poétiques, aux envolées lyriques, aux appels passionnés. De la raison procèdent les exposés clairs, les formules précises, les démonstrations substantielles, les argumentations solides, les conclusions rigoureuses.

L’éloquence basée sur le sentiment s’adresse à la passion plus qu’à l’intelligence ; celle qui s’appuie sur la raison, fait appel à l’intelligence et au jugement plus qu’à la sensibilité. La première impressionne, émeut, entraîne ; la seconde éclaire, enseigne, persuade et assied la conviction.

Il est assez rare qu’un orateur possède à un égal degré ces deux genres bien distincts d’éloquence : tel excellera dans le premier, qui sera médiocre dans le second ; tel autre sera supérieur dans celui-ci et inférieur dans celui-là. A dire vrai, celui qui possède, réellement l’art oratoire doit savoir parler tour à tour au cœur et à la raison ; il doit pouvoir à la fois émouvoir et convaincre ; on peut dire que, dans le domaine de l’éloquence, le grand art consiste à réaliser une sorte d’équilibre et de synthèse entre le sentiment et la raison. De tous les orateurs, celui qui me paraît devoir l’emporter sur tous ses rivaux ce serait celui qui — mais cela est-il possible ? — triomphant de toutes ces difficultés dont l’art de parler en public est hérissé, saurait le mieux convaincre et transporter son auditoire, c’est-à-dire impressionner fortement son cœur et sa raison.

L’orateur « populaire ». — Je veux m’attacher à parler ici de l’orateur appelé à s’exprimer devant des assemblées représentant la bigarrure de toutes les situations sociales, la mosaïque de toutes les cultures, de l’orateur que j’ai qualifié plus haut d’orateur « populaire ». Cet orateur peut faire fi des subtilités, distinguos et finasseries en usage dans les prétoires, car il ne s’adresse pas à des magistrats ; il n’a pas à envelopper son langage dans le vêtement oratoire qui sied à l’éloquence parlementaire, car il n’a pas devant lui des représentants du peuple et il n’a pas à se soucier du résultat politique qu’entraînera son discours. L’orateur populaire (le militant, le propagandiste, l’apôtre d’une Idée) parle, toutes portes ouvertes, à des auditeurs venus d’un peu partout, animés du désir de se