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renseigner, de s’instruire, de participer à un mouvement d’idée ou d’action qui l’intéresse. Il faut faire entendre à cet auditoire le langage simple et limpide, clair et précis qu’il est capable de comprendre ; il faut, après l’avoir éclairé et persuadé par un exposé aussi exact et lumineux que possible, faire appel à l’être qui vibre, s’émeut et se passionne. Toute personne normalement constituée, saine de corps et d’esprit, est une synthèse harmonieuse de la compréhension qui raisonne et du sentiment qui s’exalte. S’il ne s’attache qu’à convaincre, le militant, trop froid, court le risque de ne pas émouvoir ; si toute sa puissance oratoire ne vise qu’à émouvoir, l’apôtre, trop ardent, s’expose à ne susciter qu’une émotion vive, mais sans lendemain. Le meilleur propagandiste est celui qui, tantôt persuasif et tantôt entraînant, tour à tour calme et fougueux, méthodique et tumultueux, parvient à tenir son auditoire sous l’influence prestigieuse de son verbe par les moyens les plus divers et les procédés les plus variés. Austère, plaisant, ironique, paradoxal, alliant le prosaïsme un peu terre à terre de la logique et de la documentation au lyrisme ailé du sentiment et de la passion, il ne lassera jamais son auditoire, et lui laissera toujours une impression profonde et durable.

Le militant, le propagandiste, l’apôtre, l’orateur qui a le culte de l’Idée qu’il a adoptée et de la Cause qu’il a embrassée ne doit pas céder à la préoccupation des effets de tribune qui déchaînent les applaudissements frénétiques de l’assemblée ; ces applaudissements enthousiastes doivent être la manifestation spontanée de la lumière qui soudain projette son éclat dans la pensée des auditeurs ou de l’exaltation qui soulève ceux-ci grâce à la noblesse et à la beauté du langage mis au service d’une conception généreuse ou d’un idéal sublime. L’orateur « populaire » ne doit pas se désintéresser de la forme ; mais il doit être beaucoup plus soucieux du fond : l’exactitude de la pensée qu’il exprime, de l’opinion qu’il émet, de la thèse qu’il soutient doit le solliciter beaucoup plus que le souci des fioritures littéraires et de ce qu’on appelle « les fleurs de rhétorique ». Contrairement au conférencier mondain ou littéraire qui fait l’ornement des cénacles, des académies, des salons et des cercles littéraires, le conférencier doublé d’un militant doit être, avant tout, un vulgarisateur, un éducateur, s’attachant exclusivement à exposer ses idées en termes limpides et d’une compréhension accessible à tous ; son discours doit être un enseignement et une démonstration laissant à ceux qui l’écoutent une impression puissante et stable, impression qui obligera ses auditeurs à réfléchir, à se remémorer ce qu’ils ont entendu, à parcourir à nouveau, par leur propre effort et à l’aide de leurs seuls moyens personnels, la route dans laquelle le conférencier-propagandiste les a engagés et qu’il leur a fait suivre.



On devient orateur. — On parle couramment de l’orateur-né et on entend par là, le plus communément, qu’on naît orateur et que, si on ne naît pas orateur, on ne le devient jamais. C’est une erreur : on devient orateur : en parlant, comme on devient forgeron : en forgeant. Il est exact, comme le dit Boileau dans son art poétique, que, s’il ne possède pas certains dons, si son berceau n’a pas été entouré de certaines fées :

« C’est en vain que, au Parnasse, un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. »

Il est certain, aussi, que pour atteindre les hautes cimes de l’Éloquence, de même que celles de la Poésie que, pour être un orateur ou un poète consommé, il est nécessaire de posséder certaines qualités et aptitudes natives, qu’il suffit, par la suite, de fortifier et de développer par un effort continu et un travail progressif ; toutefois, j’estime que ces prédispositions naturelles ne

sont pas absolument indispensables à celui qui a le ferme dessein de parler en public, pour parvenir, s’il s’en donne réellement la peine, à s’exprimer avec clarté, précision, correction et élégance. Ce qui est vrai, c’est que, avec la même somme d’efforts, celui qui est moins bien doué, n’atteindra pas le même degré d’éloquence, la même maîtrise dans l’art de parler, que le mieux doué ; mais je suis persuadé que, s’il travaille assidûment et s’exerce méthodiquement à l’art de la parole, l’individu moyennement doué, ne parviendra probablement jamais à être un maître de la Parole, mais qu’il réussira certainement à devenir un orateur intéressant et disert.

Pour justifier cette assertion, je veux recourir à ma comparaison précédente entre celui qui devient forgeron en forgeant et celui qui devient orateur en parlant. Je crois que, pour être un bon ouvrier forgeron, il est nécessaire de posséder certaines qualités physiques, entr’autres : une constitution saine, des muscles vigoureux et résistants, un cœur solidement accroché, des organes respiratoires en bon état. Il suffira à l’homme en possession de ces qualités de faire l’apprentissage du métier de forgeron, de se familiariser avec le maniement du marteau sur l’enclume et d’acquérir sur les métaux qu’il travaille les connaissances utiles, pour devenir un forgeron remarquable. Mais je crois aussi que, sans être bâti en force et en endurance aussi heureusement que celui-ci, tout homme normalement constitué et de bonne santé, sera capable d’accomplir de façon très suffisante la tâche d’un bon forgeron, à la condition qu’il apporte à l’exercice de cette profession un apprentissage sérieux, du bon vouloir, de la persévérance et de l’entraînement. Eh bien ! pour devenir un grand orateur, je pense qu’il est indispensable d’être pourvu de certaines qualités et aptitudes natives, par exemple : une voix agréablement timbrée, une physionomie expressive, un geste accompagnant et soulignant avec naturel la parole, une imagination ardente, une mémoire fidèle, une compréhension pénétrante, une sensibilité délicate, un raisonnement judicieux et une certaine culture. Mais j’estime que pour être un « bon » orateur (sans être un orateur de premier ordre), il suffit de se mettre résolument à l’apprentissage de la parole, d’acquérir une bonne diction, de se familiariser avec les difficultés de la tribune, de s’entraîner à l’art de discourir.

Je puis affirmer que, pour ma part, j’ai connu plusieurs militants qui, fort embarrassés, au début, quand ils avaient quelques mots à dire, se sont petit à petit formés, entraînés, perfectionnés dans l’exercice de la parole, au point d’occuper très honorablement une tribune, d’y dire en excellents termes d’excellentes choses, d’intéresser et d’impressionner fortement leur auditoire.

Il ne faudrait cependant pas imaginer que, si je dis qu’on devient orateur en parlant — de même qu’on devient forgeron en f’orgeant, — ce soit un résultat facile et prompt à obtenir.

L’art oratoire comporte le concours de divers avantages qu’il s’agit d’acquérir, avantages sans lesquels l’individu le mieux doué nativement ne sera pas et ne pourra jamais être un orateur, même passable, et à l’aide desquels l’homme doué de prédispositions moyennes deviendra, s’il le veut, un bon orateur.

Bien parler, c’est exprimer des idées, en termes exacts, heureux, choisis, en des phrases bien construites et dans un style hors des lieux communs et de la banalité ; c’est enchaîner avec méthode les idées dont l’ensemble constitue une démonstration et conduit à une conclusion logique. L’orateur doit, en conséquence : a) avoir des idées et, comme de juste, posséder les connaissances sur lesquelles reposent ces idées elles-mêmes ; b) manier avec aisance et correction la langue dans laquelle il parle ; c) présenter, dans un ordre méthodique, les arguments qui servent de fondements à