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tant d’atteintes portées à la liberté individuelle. ‒ Pierre Besnard.


MANICHÉISME. n. m. (rad, manichéen, de Manès ou Manichée). Le manichéisme a été l’une des hérésies les plus importantes du christianisme, si toutefois on peut le classer parmi les sectes chrétiennes. Son fondateur, Manès, Mani ou Manichée, naquit en Perse, vers 218 de l’ère vulgaire. On le représente comme un homme austère, doué d’une vaste érudition. Les uns veulent qu’il ait été prêtre, les autres médecin ; on assure même qu’il peignait fort agréablement. Haï des chrétiens, parce qu’hérétique, mal vu des persans qui le considéraient comme chrétien, il parvint à se maintenir jusqu’en mar 277 (d’autres disent jusqu’en 274) époque où la légende veut qu’il ait été écorché vif sur l’ordre du roi de Perse, Varahram Ier. Mani avait visité l’Inde et était entré en relations étroites avec les prêtres de Bouddha.

Quelles étaient donc les doctrines des manichéens pour qu’elles leur aient valu les persécutions de l’Église ? On retrouve dans le manichéisme des influences gnostiques ‒ ce sont les principales ‒ mésopotamiennes, perses, bouddhiques. Deux principes coexistent éternellement : l’un bon (symbolisé par la lumière) et appelé prince de lumière, l’autre mauvais (symbolisé par les ténèbres) et dénommé Prince de ce monde, Satan et aussi Matière. La Matière, ayant subi le rayonnement de la lumière, voulut s’élever jusqu’à elle et il y eut guerre entre les deux éléments. En vain pour contre-balancer les efforts de la Matière, le bon principe ou Dieu créa-t-il l’homme primitif (spirituel) ; ce dernier fut vaincu et emprisonné dans la Matière. L’homme actuel a été créé par le principe mauvais de même que sa descendance : l’humanité, soumise aux mêmes tentations que lui. Le salut est en la connaissance de la vraie science, apportée par le prophète Mani ; cette Connaissance a été diffusée parmi les hommes par l’histoire de Jésus-Christ, purement symbolique, d’ailleurs.

Dans la pratique, plus radicalement, plus austèrement que le christianisme, le manichéisme place le salut dans le renoncement, l’abstention.

Le fait de considérer Jésus comme un symbole et non comme un vivant mena les manichéens à nier le mystère de l’Incarnation et celui de la Résurrection, à tenir comme nul le sacrement de la communion, le pain et le vin ne pouvant être la chair et le sang d’un fantôme ; les manichéens avaient en aversion les représentations de la croix, ils tournaient en dérision la fable de la vierge-mère et plus tard le culte qui lui fut rendu ; ils niaient la résurrection de la chair. Le bon ne pouvant se lier avec le mauvais, ils rejetaient le mariage et combattaient vigoureusement la procréation ; ils ne mangeaient pas de viandes, ils ne consommaient pas de vin ; à part les poissons et les reptiles ils ne tuaient pas les animaux ; l’enfer et plus tard le purgatoire sont considérés comme des inventions insensées ; c’est sur terre que l’âme subit son enfer qui durera jusqu’à ce que des incarnations successives (qui peuvent être animales) l’aient purifiée et délivrée de sa prison de chair.

Les manichéens menaient une vie en apparence très austère, ils se glorifiaient de mener l’existence des apôtres. Leurs adversaires prétendaient que cette sévérité d’attitude cachait des mœurs relâchées au point de vue sexuel et la pratique de l’homosexualité. Il y avait deux catégories distinctes d’adeptes : les néophytes ou « auditeurs », les initiés ou élus ou « parfaits ». Ceux-ci seuls, en somme, renonçaient au plaisir, au travail, au mariage ; connaissaient la signification réelle des symboles doctrinaires ; les autres suivaient de loin, renonçaient à moins, ne connaissaient qu’imparfaitement.

Il est évident que la doctrine de la coexistence du bien et du mal, leurs principes étant considérés comme égaux en force et en puissance, était aux antipodes de

la doctrine prêchée par le christianisme, qui croyait au triomphe final de l’Église, de Dieu, du principe de l’autorité sur celui de la rébellion. La chute de l’homme est le résultat de sa désobéissance, elle n’est qu’un accident ; il n’y a jamais lutte égale entre les deux adversaires, Dieu tolère Satan et, théoriquement, chaque fois que la désobéissance entre sérieusement en lutte avec l’obéissance, c’est celle-ci qui remporte la victoire.

C’est sans doute ce qui explique l’opposition féroce de l’État romain aux progrès du manichéisme qui avait envahi la Perse, le Tibet, la Chine, le Turkestan et comptait de nombreux sectateurs dans le sud de l’Italie et la province d’Afrique (Saint Augustin a été manichéen pendant huit ans). Les gouvernants de l’Empire considérèrent le manichéisme comme une sorte d’anarchisme (plus redoutable, certes, que le christianisme), qui devait logiquement conduire ses adeptes à l’abandon de tous leurs devoirs de citoyens et d’hommes, comme une importation étrangère ne pouvant convenir à des Romains. C’est le point de vue auquel se place Dioclétien dans son terrible édit (vers 300) qui prononce contre les manichéens les pénalités les plus dures. Les édits de Valentinien Ier et de Théodose Ier ne furent pas moins sévères. On considéra le manichéisme comme écrasé au ive siècle.

On a contesté que les manichéens aient réellement admis le dualisme absolu et éternel du bon et du mauvais, l’existence infinie de deux Dieux s’équivalant. Toujours est-il que l’Église a toujours combattu les manichéens avec la dernière rigueur. Ils n’admettaient pas les livres de l’Ancien Testament, ils n’acceptaient les Évangiles qu’en se réservant le droit d’y faire les coupures ou les changements qui pouvaient les mettre en harmonie avec leurs opinions particulières. Ils considéraient Orphée, Zoroastre, etc., comme de véritables prophètes, la raison et le verbe leur apparaissaient comme se trouvant chez tous les hommes, devant produire partout les mêmes effets, répandre partout la même clarté ; aussi le nombre des écrits à consulter s’étendait-il bien au-delà des livres canoniques.

Le Jésus du manichéisme est purement gnostique, c’est un ange du Principe ou Dieu bon, chargé de délivrer les âmes engeôlées par la Matière ou le Dieu mauvais.

Les édits des empereurs romains n’avaient pas anéanti le manichéisme. Il demeurait assoupi, latent, dans l’empire byzantin, chez les Slaves. On le retrouve en Arménie, vers le milieu du viie siècle (ses adeptes s’appellent alors Pauliciens), en Bulgarie ; mais voici qu’il fait tache d’huile dès la fin du xe siècle, on signale des manichéens ou Cathares (du grec katharos, pur), en Champagne. Du xie au xiiie siècle, l’église cathare, la pure, la véritable, se dressera contre l’église romaine, « la synagogue de Satan » en Italie, en Sardaigne, en Espagne, en Aquitaine, dans l’Orléanais (en 1017, Robert le Pieux fera tenailler et brûler treize cathares à Orléans), à Liège, dans le nord de la France, en Flandre, en Allemagne, en Angleterre, en Lombardie, en Lorraine et jusqu’en Bretagne. À vrai dire, la lutte entre les deux églises n’atteint d’acuité que dans la France du Sud-Ouest et l’Italie du Nord. Comme Albi est le principal centre de l’hérésie, les manichéens sont connus sous le nom d’Albigeois.

Il semble qu’il y ait eu une certaine différence entre le manichéisme, doctrine d’austérité, et l’albigéisme, représenté comme une doctrine de vie facile. On a souvent opposé les vaudois, qui menaient une existence ascétique, aux albigeois, tenus pour dissolus. À la vérité l’austérité n’était exigée que des initiés ou parfaits ; la masse des fidèles ou auditeurs pouvaient vivre selon leurs instincts et leur bon plaisir, surtout dans cette nouvelle phase du manichéisme ; il suffisait qu’un parfait plaçât les mains sur la tête d’un croyant pour effacer toutes ses impuretés ; cela s’appelait « la consola-