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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/565

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1908

illustre représentant, passa vingt-six ans à Rome ; magistrats, sénateurs, nobles matrones se pressaient pour l’entendre. Son langage obscur, mais éloquent, son visage inspiré, ses allures de messager des dieux lui conféraient un prestige extraordinaire. Il laissa, en mourant, un nombre prodigieux de disciples qui propagèrent sa doctrine dans tous les rangs de la société : Porphyre est le plus connu d’entre eux. Chargée de subtilités grecques, la philosophie de Plotin justifiait toutes les fables mythologiques ; elle ne se détachait du paganisme que pour y revenir par une voie détournée, selon un procédé qu’ont imité depuis les apologistes chrétiens. Au faîte de toutes choses, Plotin mettait un principe indivisible et indéfinissable, l’Un ou le Bien : ce dernier engendrait l’Intelligence qui n’avait d’autre fonction que de se penser et qui contenait en elle-même les idées ou archétypes des choses ; de l’Intelligence naissait l’Ame du monde qui produisait à son tour l’espace et les êtres qui le remplissent. L’Un, l’Intelligence, l’Ame sont les trois hypostases, éternelles, infinies, mais néanmoins inégales d’un même Dieu qui sort de son unité pour penser et pour agir. La magie est utile car ses incantations et ses filtres réveillent les attractions par lesquelles l’Ame gouverne le monde ; et le sculpteur qui crée une œuvre belle fournit à cette même Ame un réceptacle où elle se repose avec prédilection. Plus tard, Jamblique enseignera comment on entre en communication directe avec les dieux par la théurgie, les sacrifices, les conjurations. Au cinquième siècle, la philosophie plotinienne brillera encore à Athènes avec Proclus. De son côté, la poésie continua de s’inspirer de la mythologie païenne. Ce sont les dieux d’Homère et de Virgile que chante Claudien, c’est à la victoire de Jupiter sur les Géants, à l’enlèvement de Proserpine qu’il s’intéresse, à une époque où le christianisme est définitivement victorieux. Aux empereurs, il tient un langage plein d’encens idolâtrique et de réminiscences païennes. Il représente Théodose prenant son vol vers l’azur céleste, comme autrefois Romulus, et allant s’installer au sommet de l’Empyrée. À Honorius qui a déjà persécuté durement le paganisme, il ne parle que des dieux antiques, sentinelles protectrices de l’empire et de son chef. Dans ses manifestations les plus importantes, la littérature était encore fidèle, en plein cinquième siècle, à la tradition mythologique ; et, dans les écoles où l’on étudiait les beaux textes de l’époque classique, les habitants de l’Olympe, aux légendes si gracieuses et si intimement mêlées à l’histoire de Rome, tenaient toujours une place de premier ordre. Philosophes, poètes, rhéteurs, grammairiens furent d’ardents défenseurs du paganisme. Il trouva aussi un appui solide dans l’aristocratie. Les familles sénatoriales étaient restées fidèles aux anciennes cérémonies et aux croyances traditionnelles. Cinq d’entre elles seulement étaient chrétiennes, quand Symmaque demanda le rétablissement de l’autel de la Victoire, enlevé du Sénat par ordre de l’empereur. Aussi la noblesse se fit-elle la protectrice des écrivains qui célébraient le vieux culte. Elle regarda avec dédain les foules qu’on entraînait au baptême et accusa les princes chrétiens d’être les auteurs de tous les maux dont souffrait l’État. Ses immenses domaines, ses légions d’esclaves et de clients, la richesse de ses palais, les hautes dignités que ses membres exerçaient souvent, lui assuraient un prestige considérable. Si Théodose n’osa pas appliquer en Occident les décrets qu’il avait rendus concernant la fermeture des temples et l’expulsion des pontifes, c’est qu’il redoutait ses protestations. Symmaque, l’un de ses représentants les plus illustres, est resté comme le défenseur type du paganisme expirant. Sa remarquable éloquence, ses rares qualités d’écrivain, les hautes fonctions qu’ils avait obtenues et remplies avec intégrité lui valaient la confiance du Sénat. Devenu pontife, il apportait une exactitude scrupuleuse à l’exercice de ses

fonctions, multipliait les sacrifices pour apaiser la colère des dieux, ranimait le zèle de ses collègues moins ardents. Se montrant plus logique en cela que nos académiciens ou nos ministres réactionnaires actuels, qui font l’apologie du catholicisme, mais s’abstiennent d’ordinaire, d’en observer les rites et d’en pratiquer la morale. C’est pour ne point trahir les traditions romaines et la mémoire de leurs ancêtres que la majorité des patriciens continuaient de se soumettre aux prescriptions religieuses d’autrefois. Ils estimaient que la cause de Rome était indissolublement liée à celle du paganisme, comme maints patriotes de chez nous supposent que le catholicisme est un facteur essentiel de la prospérité nationale. Les gens des campagnes restèrent attachés au culte ancien pour d’autres motifs. Ignorants, grossiers, presque incapables de penser parfois, ils avaient conservé une foi entière aux dieux que leurs pères adoraient ainsi qu’à la puissance des sorciers et des magiciens. Depuis longtemps la population laborieuse des villes était chrétienne, que l’on rencontrait toujours à la campagne des temples où fumaient les charbons du sacrifice, des effigies sacrées que vénéraient les habitants ; aux arbres, aux sources, chers aux divinités champêtres, on continuait d’apporter des fleurs et d’autres présents. Bacchus et Pan n’étaient pas oubliés ; Satyres et Dryades séjournaient encore dans la profondeur des bois. Dans bien des campagnes les pratiques ancestrales furent défendues pied à pied par les paysans ; le culte nouveau ne l’emporta qu’après une lutte prolongée. Malgré l’Église devenue toute-puissante, le paganisme subsista en plus d’une contrée ; et, dans beaucoup d’autres, il se modifia seulement. On continua de craindre et d’invoquer les anciens dieux transformés en puissances mauvaises, en démons ; leurs noms intervenaient dans les formules magiques, les imprécations et les serments ; une vertu secrète s’attachait, croyait-on, à leurs effigies. Les imaginations se détachaient avec peine des fantômes qui les avaient émues durant des siècles. Même dans les villes, les vestiges du paganisme subsistèrent nombreux. Au grand scandale des pèlerins, Rome retentissait, à certains moments de l’année, de chants utilisés autrefois par les idolâtres. Les luttes et les courses du cirque, les spectacles du théâtre restèrent, à l’époque chrétienne, fidèles à maintes traditions léguées par les païens. Des citoyens s’entretuaient certains jours, pour le plaisir de la foule, dans plusieurs villes italiennes, à Ravenne et à Orvieto par exemple ; cela en plein moyen âge. Pétrarque raconte qu’en 1346 il vit recommencer à Naples les spectacles du Colisée. Sans les violentes persécutions dont il fut l’objet de la part des empereurs chrétiens, le paganisme aurait subsisté à l’état, non de superstition, mais de véritable culte. Dès 341, un édit prohiba les sacrifices, et cette défense fut renouvelée, avec peine de mort, en 353 et 356 ; la même peine fut portée, par Théodose, en 385 contre les aruspices, en 392 contre ceux qui pénétraient dans un temple. Un édit de 408, complété par plusieurs autres d’Honorius, marqua la fin officielle de l’antique religion nationale. Mais, au milieu du vie siècle, ses partisans restaient assez nombreux et assez hardis, à Rome même, pour vouloir restaurer le Palladium et ouvrir le temple de Janus. Le paganisme devait d’ailleurs prendre sa revanche en fournissant de nombreux éléments au christianisme et en transformant sa physionomie première au point de la rendre méconnaissable. Au lieu de retrancher les fêtes traditionnelles, qui interrompaient la monotonie du labeur quotidien, l’Église les adopta, se bornant à remplacer les dieux de l’Olympe par le Christ ou les saints. Elle permit que des agapes fraternelles deviennent l’équivalent des anciens repas sacrés. La procession de la Chandeleur fut substituée aux Lupercales, celles des Rogations aux Ambarvales ; le culte de la Vierge Marie fit oublier celui des déesses, et l’on a dit