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Le travail manuel ne se sépare pas du travail intellectuel. Aucun homme, et même aucun animal, n’est une simple mécanique. Dans tout geste, même le moins réfléchi, dans tout travail, même le plus machinal et le plus grossier, il y a une part d’observation, d’initiative, d’intelligence qui fait que le geste, ou le travail, répond plus ou moins bien à ses fins. Le cantonnier ne lance pas ses cailloux à tort et à travers sur la route, le maçon observe l’indication du fil à plomb pour construire un mur, le haleur est attentif au rythme du refrain qui fait tendre à la même seconde ses muscles et ceux de ses compagnons pour un effort simultané. À tout travail musculaire correspond un travail du cerveau variable suivant qu’il est plus ou moins réfléchi. Plus le travail est individualisé, c’est-à-dire normalement distribué suivant la capacité de chacun, plus il demande de participation intellectuelle. C’est ainsi qu’il y a au moins autant d’invention intellectuelle que d’habileté manuelle dans la besogne de l’artisan. Si la sottise d’un prétendu aristocratisme fait refuser la qualité d’artiste à l’artisan (voir Beaux-Arts), il est aussi sot de classer « intellectuel » l’artiste qui peint, qui sculpte, qui grave, qui joue d’un instrument de musique, se servant incontestablement de ses mains dont l’habileté est indispensable pour traduire dans la matière et produire la forme physique, plastique ou auditive, conçue par sa pensée. Il n’y a pas plus d’hommes-machines que d’hommes-cerveaux ; tous ont besoin d’exercer leurs mains et leur intelligence. Même dans l’état social actuel où le machiavélisme capitaliste est arrivé, par le taylorisme, la rationalisation et autres procédés esclavagistes, à rendre le travail manuel de plus en plus impersonnel, dépourvu de toute intelligence ouvrière, la démarcation des travailleurs manuels et intellectuels constitue une calamité.

Lorsque les hommes seront parvenus à fonder une société où la concurrence féroce n’entretiendra plus entre-eux, entre les individus comme entre les groupes, l’état de guerre dans lequel ils vivent et où le travail ne sera plus un moyen d’exploitation, une source de douleur et de misère, mais sera au contraire producteur du bonheur de tous, les activités manuelles et intellectuelles seront normalement distribuées pour chaque individu selon ses dispositions et ses préférences. Il n’y aura plus de damnés manuels, le travail des mains étant devenu le complément harmonieux de celui du cerveau, c’est-à-dire de l’activité librement choisie. Il n’y aura plus de bienheureux intellectuels, chacun devant apporter sa part suivant ses facultés et ses forces à l’activité commune. Il n’y aura que des élus qui travailleront tous, de leur intelligence et de leurs mains, pour un heureux équilibre individuel et social.

Mais pour arriver à cela, il faut d’abord que les travailleurs, dans la lutte où ils sont engagés, ne fassent plus un choix empirique, et d’après des étiquettes stupides, de leurs amis et de leurs ennemis. Il faut qu’ils jugent les hommes d’après leur œuvre. Il faut qu’ils se débarrassent de cette phraséologie malsaine qui les divise en manuels et intellectuels. Car la preuve est faite aujourd’hui : c’est dans leurs propres rangs, plus que dans ceux des intellectuels, que les manuels ont rencontré les « traîtres » les plus dangereux et les plus malfaisants, depuis le simple flic qui les passe à tabac jusqu’aux représentants de l’ « Internationale Ouvrière » qui figurent dans les conseils des gouvernements et les inviteront, à l’occasion, à marcher encore pour la prochaine « dernière guerre ». ‒ Édouard Rothen.

On appelle aussi manuel un petit livre, commode à porter dans une poche ou à tenir à la main, qui donne le résumé d’une des connaissances humaines. On en a composé pour toutes ces connaissances, depuis les plus abstraites jusqu’aux plus pratiques. Il y a des manuels de philosophie, de théologie, de littérature, comme de

gymnastique, de cuisine, de savoir-vivre. Il y en a pour toutes les classes et toutes les professions : Manuel des souverains, Manuel des nourrices, etc… La collection des Manuels Roret, qui compte environ 300 volumes, a embrassé tous les métiers qui se sont pratiqués entre 1825 et 1873. On a fait depuis et on doit faire encore beaucoup mieux en raison de l’extraordinaire développement scientifique et industriel qui s’est produit durant ces cinquante dernières années.

Les manuels ont généralement remplacé les abrégés dont l’objet est semblable. L’abrégé traite le plus souvent d’un sujet intellectuel. Le manuel a prévalu avec l’extension des sciences et des métiers.

MANUEL. Pour Doudchenko, le travail manuel doit être un devoir universel, moralement obligatoire pour tout le monde. Il a basé sa thèse d’une façon explicite et très claire sur plusieurs considérations (principalement d’ordre moral). En les acceptant on se sent obligé par sa conscience de partager avec tous ses semblables le travail dur, le travail monotone et si peu poétique, le travail désagréable, qui donne du pain quotidien à toute la famille humaine. Brièvement, pour Doudchenko la répartition universelle de cette nécessité ‒ parfois si peu souriante ‒ n’est qu’une manifestation et conséquence inévitable de l’acceptation sincère des principes de Liberté, d’Égalité, de Fraternité. C’est surtout le sentiment de fraternité qui poussa Doudchenko à s’inquiéter avant tout de la vie humaine, en renonçant aux conquêtes dites « scientifiques » et aux chefs-d’œuvres artistiques là où ils s’achètent au prix d’une existence lamentable, presque animale des masses et deviennent un privilège raffiné d’une « élite » infime…

Il semble à certains ‒ tel Romain Rolland ‒ que si le travail manuel était réparti entre tous les hommes, la vie humaine serait plongée dans des ténèbres bien tristes, que les « soleils » de la Beauté et de la Vérité seraient éteints, et que l’humanité ne connaîtrait plus de Michel-Ange, de Beethoven, de Spinoza, de Newton, etc. Ils considèrent l’appel au travail manuel comme un attentat « contre les Beaux-Arts, contre la Science, contre le Savoir, contre la Vérité », contre toutes les valeurs intellectuelles et spirituelles, comme enfin une tentative déplorable de retourner à une barbarie vulgaire…

Mais c’est là une interprétation et une appréciation inexactes de l’effort de ceux qui voudraient que les peines et les joies soient réparties d’une façon plus régulière, et qui font appel à tout le monde pour participer au travail physique… Je partage le point de vue de Doudchenko. Pour moi aussi la répartition de la dure, désagréable et monotone besogne entre tous les membres de la grande famille humaine serait un acte de justice, une application pratique des principes humanitaires.

Est-ce que cela témoigne de notre indifférence ou même de l’hostilité envers l’art ou le savoir ?… Mais pas du tout ! Au contraire : c’est parce que nous considérons les beaux-arts et la science comme le plus parfait ornement de la vie et aussi comme un des principaux moyens d’élever cette dernière au-dessus du niveau de la vie animale, que nous voudrions les rendre accessibles à tout le monde, en détruisant le vieux préjugé d’après lequel ils sont le privilège d’une caste. Si la production des biens matériels était bien organisée et équitablement répartie, personne ne devrait travailler (manuellement) plus de 3 1/2-4 heures par jour. Comptez maintenant combien d’heures il resterait journellement à la disposition de qui voudrait aussi s’occuper du travail intellectuel, artistique, spirituel !… Je ne crois pas que quelques heures de travail manuel pourraient affaiblir ni surtout tuer le talent d’un Beethoven ou d’un Spinoza ; au contraire je suis plus porté à croire qu’un tel travail ‒ un travail rationnel, bien