comportant un impératif absolu. La crainte religieuse a pu imposer de tels devoirs. Mais la société humaine se dépouille peu à peu des vieilles morales religieuses, et il est improbable qu’elle adopte une morale absolue, incompatible avec la variété de la vie sociale. La famille ne ressemble plus à la maison d’Albanie entourée de murs que couronnent des fagots d’épine. Dès aujourd’hui la femme ne dépend pas toujours de son mari, elle n’est pas obligée de s’attacher à lui comme à un protecteur légal, elle peut déjà vivre indépendante, et, de plus en plus, les deux sexes seront sur un pied d’égalité.
« Ménagère ou courtisane », a dit Proudhon. Aujourd’hui bien des femmes menant une vie conjugale régulière ne s’occupent plus du ménage. Les soins ménagers sont simplifiés par le progrès de la technique et seront, de plus en plus, faits par des spécialistes. En tout cas on peut dire que la femme pourra choisir ses occupations et ne sera plus a priori astreinte par le mariage à la besogne domestique.
Il est probable aussi que les familles n’auront pas des enfants très nombreux, que ceux-ci jouiront d’une éducation plus indépendante, et que, sans être sevrés de la tendresse et du contrôle des parents, ils ne seront plus couvés par leur mère jusqu’à leur majorité. Les parents seront plus libres et au point de vue familial et au point de vue économique. Il y aura probablement plus de divorces par consentement mutuel, parce que les jeunes gens, aussi bien garçons que filles, se mariant plus librement, feront quelquefois des mariages précoces mal assortis à cause de l’aveuglement même de l’amour, mais d’où il sera possible de s’évader plus facilement pour trouver enfin une union stable avec un conjoint mieux choisi. La vie éduque les caractères. Le fille-mère ne sera plus une malheureuse paria chargée de la réprobation publique. Le mariage de l’avenir, c’est-à-dire l’union sexuelle pour la famille, cessera de reposer, tout au moins exclusivement, sur la protection jalouse de l’homme et sur la reconnaissance et l’obéissance de la femme envers son mari. Notre mariage actuel ne ressemble déjà plus du tout au mariage antique.
Sans que je m’en aperçoive, le terme de mariage a fini par se confondre sous ma plume avec l’union familiale à caractère stable, mais dépourvu du caractère sacré que lui attribuent jusqu’à présent, du moins jusqu’à la révolution russe, les lois divines et humaines.
C’est pour cela que « le mariage, se marier » ne sont pas employés, dans cette étude, uniquement pour désigner la cohabitation légalisée, mais d’une façon générale, toute union ou recherche d’union, durable, au moins dans son principe ou ses desseins.
Cette union familiale s’oppose à l’amour libre. A l’époque actuelle l’amour libre n’est trop souvent que la liberté du lâchage, qui ne profite qu’à l’égoïsme du mâle et abuse de l’infériorité de la femme. Mais dans une société où la femme aurait conquis son indépendance économique, où l’enfant aurait droit à la protection sociale en pleine égalité avec les autres enfants, le divorce, même par la volonté d’un seul, ne serait pas toujours un drame et serait souvent une délivrance. Il ne s’agit pas seulement des cas où le divorce unilatéral délivre d’une femme insupportable ou d’un mari tyrannique ou vice-versa. Mais le conjoint, abandonné par un être égoïste ou instable, n’est-il pas au fond plus à féliciter qu’à, plaindre, une fois les premiers déchirements passés, soit d’amour déçu, soit d’amour-propre égratigné ?
La théorie de l’union libre (voir ce mot), repose sur une équivoque. On peut comprendre sous ce vocable l’union familiale établie en dehors des formes religieuses ou légales, mais garantie par l’affection et la confiance mutuelles et aussi par l’amour des enfants.
C’est ainsi qu’Elisée Reclus, dans une allocution prononcée au mariage libre de ses filles, a exposé le caractère de leur union. Avec l’émancipation économique de la femme, cette forme du mariage deviendra sans doute plus fréquente. Mais on confond souvent l’union libre avec l’amour libre, ou plus exactement avec la passade, conséquence du simple attrait physique et sans affection durable. En réalité, il existe deux morales sexuelles bien distinctes, celles qui ne va pas plus loin que le goût physique, l’autre qui est fondée sur le besoin d’une liaison où l’amitié et l’estime s’associent au désir charnel.
Je ne crois pas qu’on puisse opposer l’amour-passion à l’union familiale. Certes on peut faire cette opposition, si l’on s’en tient à l’observation des mœurs de la classe bourgeoise où assez souvent l’amour n’a aucune part à la formation du mariage. Mais cette monstruosité morale disparaîtra avec la société mercantile. Quand il y a passion, les deux êtres ne veulent plus vivre que l’un pour l’autre, ils rompent toute relation, toute amitié extérieure, ils s’enferment dans leur amour exclusif. Et quand la passion s’est dissipée, l’union persiste si les caractères sont en harmonie, si les deux partenaires ont appris-à s’estimer. Leur amour s’adoucit en une affection de confiance qui s’étend à leurs enfants. Si au contraire les caractères sont en désharmonie, le divorce ou la séparation intervient. Mais l’amour véritable n’a jamais pour point de départ la prévision de cette séparation, il espère l’union éternelle et ne voit d’autre bonheur-que la vie en commun.
Il y a très peu d’hommes qui vivent en célibataires. L’homme répugne à vivre dans la solitude. Il a besoin d’une compagnie affectueuse. La plupart des jeunes gens qui professent la morale de l’amour libre finissent par se marier eux aussi. On objectera que c’est parce que leurs amis sont mariés et qu’ils restent seuls et désemparés. Mais il semble que le mariage devienne un besoin quand on arrive à un certain âge, quand le bruit, l’agitation, la danse ont cessé d’être le plaisir dominant. Où peut-on trouver amitié plus vraie, plus désintéressée que dans l’union amoureuse ? Les amis du même sexe sont pris par leur famille et leurs intérêts particuliers. L’amour crée la communauté des sentiments, la confiance et la solidarité.
Beaucoup de célibataires mâles ont en réalité une liaison. Ils ont une bien-aimée qu’ils vont voir à peu près chaque jour, peut-être plus pour la douceur de sa compagnie et la sûreté de son affection que pour le commerce charnel. Cette liaison est pour eux une habitude, un refuge et ne se distingue du mariage légal que par l’absence de cohabitation.
Il n’y a le plus souvent de véritables célibataires que chez les femmes. Ce n’est pas par parti pris. Si elles ne sont pas mariées, si elles n’ont pas de liaison, c’est parce que dans l’état actuel des mœurs elles n’ont pas pu faire autrement. Elles ne demandaient pas mieux d’aimer et de fonder une famille. Elles en ont été empêchées par leur infériorité économique et par l’infériorité morale où la société repousse encore la fille-mère. Enfin le scrupule empêche quelques hommes de se mettre en ménage, parce qu’ils sont malades ou qu’ils n’ont pas le sou. Ajoutons encore ceux ou celles, rares à la vérité, qui, fidèles à un amour malheureux, ou ne pouvant pas se marier avec l’être de leur choix, restent toute leur vie dans l’impasse du célibat.
En général, les femmes réfléchissent un peu plus que les hommes, quand ce sont elles-mêmes qui font leur mariage, soit que chez elles le besoin physiologique, ait un caractère moins impérieux, soit qu’elles aient conscience de leur faiblesse dans la vie sociale, soit surtout qu’elles éprouvent davantage le besoin d’une vie affective. Elles considèrent le mariage comme un refuge ; elles doivent pouvoir compter sur le mari et s’accorder