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moins le caractère de certains résultats que celui de certains progrès. C’est moins un terme qu’une croissance… la vérité, comme la vie est suite, évolution, continuité traditionnelle. » En conséquence, déclarent les pragmatistes, nous ne devons pas craindre de dépasser, par la croyance, les faits établis et les théories démontrées. La logique ne saurait avoir le dernier mot, puisque nous jugeons la vérité d’après l’expérience vivante, non d’après des concepts abstraits. Au cœur, aux sentiments, aux désirs, il faut faire la part très grande dans notre système de connaissance, et l’on peut tenir pour vraie toute idée qui console et fortifie. D’où la vérité des croyances religieuses et des doctrines métaphysiques qui entretiennent l’espoir en une justice posthume, en une bienheureuse survie. C’est pour aboutir là que William James avait rabaissé la pensée au profit de l’action, remplacé le vrai par l’utile, multiplié les sophismes. Mais, ce faisant, il assurait une large diffusion à ses livres et gagnait à sa cause la sotte multitude des croyants. Sous prétexte que nous baignons dans une atmosphère que traversent de grands courants spirituels, le philosophe américain affectait de prendre au sérieux les divagations mentales qui revêtent un aspect religieux. « James, écrit Bergson (cet israélite qui fait les délices du monde chrétien), se penchait sur l’âme mystique comme nous nous penchons dehors, un jour de printemps, pour sentir la caresse de la bise, ou comme, au bord de la mer, nous surveillons les allées et venues des barques et le gonflement de leurs voiles, pour savoir d’où souffle le vent. Les âmes que remplit l’enthousiasme religieux sont véritablement soulevées et transportées : comment ne nous feraient-elles pas prendre sur le vif, ainsi que dans une expérience scientifique, la force qui transporte et qui soulève ? Là est sans doute l’origine, là est l’idée inspiratrice du « pragmatisme » de William James. Celles des vérités qu’il nous importe le plus de connaître sont, pour lui, des vérités qui ont été senties et vécues avant d’être pensées. » Nous sommes, en définitive, les artisans de la vérité ; elle dépend de notre sentiment et de notre volonté, autant que de notre raison. D’accord avec Bergson et Leroy lorsqu’il s’agit de critiquer la science, les pragmatistes répugnent, par contre, à construire une métaphysique systématique. Ils n’invoquent pas l’intuition, mais à côté du plan de l’action technique, ils donnent place à d’autres plans qui comportent des expériences d’un autre ordre, non moins réelles bien qu’elles restent étrangères à l’intelligence. Chez l’anglais Schiller et l’américain Devey, deux partisans notoires du pragmatisme, on trouve des nuances très personnelles de pensée ; William James, chez qui les préoccupations religieuses deviendront prédominantes, ne saurait non plus se confondre avec aucun autre. Ce dernier déclare, il est vrai, que le pragmatisme est une méthode et qu’il n’exclut aucune doctrine. Il le compare au corridor d’un hôtel sur lequel donneraient d’innombrables chambres. « Dans l’une on peut trouver un homme travaillant à un traité en faveur de l’athéisme ; dans celle d’à côté, une personne priant à genoux pour obtenir la foi et le courage ; dans la troisième, un chimiste ; dans la suivante, un philosophe élaborant un système de métaphysique idéaliste ; tandis que, dans la cinquième, quelqu’un est en train de démontrer l’impossibilité de la métaphysique. Tous ces gens utilisent quand même le corridor : tous doivent le prendre pour rentrer chacun chez soi, puis pour sortir. » En fait, ce corridor n’a servi qu’aux défenseurs des préjugés sociaux et religieux. Au nom de l’intérêt collectif, on a légitimé les plus criantes injustices ; un Maurras, un Barrès, un Le Bon prêchèrent ouvertement le respect du mensonge utile. Nombreux sont les bourgeois incroyants qui jugent bon d’assister à la messe parce qu’ils voient dans l’Église le plus ferme soutien de l’ordre établi. Et parmi les journalistes ou les écrivains, thuriféraires attitrés de l’autel, les athées

ne manquent pas. L’idée vraie étant « l’idée qui paie », ils jugent mauvaise toute cause dont les défenseurs ne sont pas rétribués grassement. Quant à William James, il édifia sa fortune philosophique en mettant le pragmatisme au service de la religion. Il semble même ne s’être intéressé à cette doctrine que dans l’unique dessein de restaurer les croyances traditionnelles. « La méthode pragmatique, a-t-il affirmé, est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiques qui pourraient autrement rester interminables. Le monde est-il un ou multiple ? N’admet-il que la fatalité, ou admet-il la liberté ? Est-il matériel ou spirituel ? Voilà des conceptions dont il peut se trouver que l’une ou l’autre n’est pas vraie ; et là-dessus les débats restent toujours ouverts. En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d’interpréter chaque conception d’après ses conséquences pratiques. » De cette interprétation il résulte, au dire de James, que l’ascétisme et la charité des âmes religieuses prouvent la réalité du surnaturel ; qu’il est bon d’avoir le sentiment de l’existence de Dieu, ce compagnon fidèle qui ne nous abandonne jamais ; que les extravagances des spirites et des mystiques sont elles-mêmes souverainement respectables. Toutes les âmes humaines plongeraient leurs racines, au delà du conscient, dans une réalité divine, pressentie plutôt que connue, d’où leur viendraient force et chaleur. On ne s’étonnera pas que les théologiens, aux abois devant les progrès destructeurs de la science, aient fait bon accueil à ce défenseur si pénétré de l’esprit pratique cher aux Américains. Mais le charme du pragmatisme est rompu, même dans son pays d’origine. Du moins près des chercheurs sérieux, car aux demi-savants et au peuple l’on continue de servir cette bien-pensante doctrine comme une curieuse nouveauté. Dans la connaissance scientifique, l’esprit se heurte à une réalité qui ne se plie nullement à ses désirs. Bien que reconstruites par l’entendement, les définitions mathématiques n’en sont pas moins, à l’origine, suggérées par l’expérience ; et les axiomes s’imposent à nous avec une autorité absolue. C’est de leur correspondance avec les lois essentielles de la pensée, non du hasard, que découle l’utilité des vérités mathématiques. Dans les sciences expérimentales, lois et faits ne sont pas d’arbitraires créations de notre pensée ; ils s’imposent à nous, au contraire. Si cette proposition : « La terre tourne autour du soleil », est commode, n’est-ce pas parce qu’elle est vraie ? Loin d’être vrai en raison de son utilité, le concept n’est habituellement utile qu’en raison de sa vérité. Mettre sentiment et intelligence sur le même plan, prétendre qu’une idée est aussi bien vérifiée si elle satisfait nos désirs et se révèle pratiquement utile, que si elle est susceptible d’être démontrée rationnellement, c’est ouvrir toute grande la porte à la fantaisie. « Qu’un désir, écrit Parodi, soit assez intense pour vaincre toutes les résistances et dominer l’âme entière et il sera par là même en état de faire une vérité de tout ce qui lui agrée ; de vaincre, dans les cas où ils lui sont contradictoires, les intérêts de la logique et de la cohérence rationnelle ; et pourquoi, par autorité, contagion ou suggestion, ne s’imposerait-il pas encore à tout un groupe, et ayant obtenu le consentement collectif, comment ne créerait-il pas à son gré la vérité et l’erreur ? » Il importe de distinguer nettement les vérités scientifiques, qui s’imposent à tous, des croyances d’ordre sentimental qui varient d’une conscience à l’autre. Ces dernières, incapables d’aboutir à l’accord unanime des esprits, gardent un caractère subjectif si personnel qui doit éveiller la défiance de l’homme réfléchi. Les défenseurs attitrés du catholicisme ont parfaitement compris les faiblesses irrémédiables du pragmatisme. D’où l’attitude équivoque qu’ils adoptent à son égard, comme à l’égard de la philosophie bergsonienne. Apte, croient-ils, « à débarrasser certai-