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de la loi, qui était sa loi, le prince était : le Pouvoir.

Ce pouvoir était nécessairement instable et passait souvent d’un chef à l’autre, car la force est incessante modification ; par accident ou vieillesse, le chef cesse d’être le plus fort, et doit passer le pouvoir. Or, le prince tient à conserver son autorité. Le sorcier, ou le prêtre devient son allié et, profitant de l’ignorance du peuple, il affirme l’existence d’un être supraterrestre, un surhomme, nécessairement invisible, de qui tout procède et qui dans un colloque a « révélé » au prêtre une règle des actions, une morale, dont naturellement, le premier enseignement est : « Toute autorité vient de Dieu, désobéir à l’autorité, c’est désobéir à Dieu. » La sanction de la Loi, est dans l’au-delà du tombeau le ciel ou l’enfer. Le prince règne au nom de Dieu : Pouvoir de Droit Divin.

Tant qu’il est possible de faire accepter par le peuple la réalité de la « Règle » et de sa sanction, le Pouvoir est indiscuté, absolu, réel. L’Église et l’État mettent en œuvre tous les moyens propres à empêcher l’examen de la règle : misère, inquisition, patries, ignorance, etc. Mais les développements économiques et intellectuels, les guerres, le commerce, la découverte de l’imprimerie, ne tardent pas à rendre cet examen de la règle incompressible. Le protestantisme religieux est inséparable du protestantisme politique. Petit à petit, l’esclave devenu serf et bourgeois a pris conscience de ses droits. Il se révolte contre le pouvoir du « Droit Divin » et lui substitue le pouvoir du plus grand nombre, ou « Démocratie ». Le serf est devenu : citoyen. En principe il se dirige lui-même, tire de lui-même sa foi, sa règle des actions. Il est libre. Mais ses aspirations ne sont pas assez précises, sa conscience assez profonde ; le peuple de citoyens croit qu’un Gouvernement est indispensable, composé de quelques hommes qui règleront la vie sociale au nom de tous. Chaque citoyen leur délègue « son pouvoir ». « La loi est l’expression de la volonté générale », formulée par voie de suffrage restreint ou universel. En apparence, la majorité des citoyens exprime cette « volonté générale » en faisant élire son « délégué », mais la réalité est tout autre. Grâce au suffrage universel (voir Parlement), une poignée de « politiciens » (voir ce mot) accapare le « Pouvoir » et impose sa volonté au peuple,

Le Pouvoir ou État (voir ce mot) est toujours l’instrument de domination d’une catégorie d’individus (voir classe) sur une autre. L’exercice du pouvoir est essentiellement corrupteur et ce sont nécessairement les êtres les plus féroces, orgueilleux et vils qui en sont les bénéficiaires. Mais même en supposant — ce qui est profondément absurde — que ce soient les plus doux, les plus humbles, les meilleurs, que le peuple choisisse pour exercer le Pouvoir à sa place, le pouvoir n’en serait pas moins l’oppression, le privilège, la servitude et le vol. Le « Pouvoir » n’est qu’une des formes de l’Autorité, il doit disparaître pour faire place à une humanité libre. Le Pouvoir d’un seul sur tous est révolu à jamais, le pouvoir des majorités sur les minorités est sérieusement battu en brèche ; encore un pas, ou un saut, et l’Evolution ou la Révolution amèneront le pouvoir de chacun sur soi, pour soi et que nul ne reçoit en délégation. — A. Lapeyre.


PRAGMATISME n. m. (du grec pragma, action, affaire). De prime abord, l’esprit humain est dogmatique : à ses idées, à ses perceptions il accorde une valeur absolue, persuadé qu’il parvient à saisir les choses telles qu’elles sont. Plus tard, contradictions et erreurs l’amènent à s’interroger sur les motifs de sa confiance. Un doute pénètre en lui qui n’est souvent que passager, qui parfois aboutit, dans l’ordre spéculatif, au scepticisme complet. Bien qu’ils estiment l’homme incapable de connaître la vérité et, s’il la connaissait, incapable d’en posséder la certitude, les sceptiques se

rencontrent avec les partisans du dogmatisme pour définir la vérité : l’accord de la pensée avec son objet.

Cette définition, les pragmatistes la repoussent, au contraire. Comme le Faust de Gœthe, ils placent à l’origine des choses, non la pensée, mais l’action. Une idée est vraie dans la mesure où elle se traduit en conséquences pratiques heureuses ; l’utilité n’est pas fonction de la vérité, c’est la vérité qui devient fonction de l’utilité. Charles Pierce employa le premier, en 1878, le terme pragmatisme et lui donna son sens actuel. Pour lui, nos croyances ne sont que des règles d’action, et le contenu d’une idée se ramène à la conduite qu’elle est propre à susciter. Une pensée, même la plus élaborée, même la plus délicate, doit se juger d’après les impressions qu’elle provoque, les réactions qu’elle suscite, les conséquences qu’elle entraîne dans l’ordre pratique. La conception de Pierce passa inaperçue. Mais reprise vingt ans plus tard par William James, qui fut son principal défenseur, elle connut un éclatant succès. Ce philosophe nous demande de détourner nos regards de tout ce qui est réalité première, premier principe, pour les tourner vers les résultats, les faits, les conséquences. Au lieu d’être la réponse à une énigme et la cessation de toute recherche, une théorie n’est plus qu’un instrument de travail. Nos idées, qui ne seraient rien en dehors de l’expérience, deviennent vraies en proportion des services qu’elles nous rendent, en nous permettant de couper au plus court, au lieu de suivre l’interminable succession des phénomènes particuliers. « Dès lors, écrit William James, qu’une idée pourra, pour ainsi dire, nous servir de monture ; dès lors que, dans l’étendue de notre expérience, elle nous transportera de n’importe quel point à n’importe quel autre ; dès lors que, par elle, seront établies entre les choses des liaisons de nature à nous contenter ; dès lors, enfin, qu’elle fonctionnera de façon à nous donner une parfaite sécurité, tout en simplifiant notre travail, tout en économisant notre effort, cette idée sera vraie dans ces limites, et seulement dans ces limites-là ; vraie à ce point de vue, et non pas à un autre ; vraie d’une vérité « instrumentale », vraie à titre d’instrument et seulement à ce titre. Telle est la théorie de la vérité « instrumentale » ou de la vérité consistant, pour nos idées, dans leur aptitude à fournir un certain travail. » Nos sciences ne sont qu’un ensemble de conventions qui ont le mérite de réussir. En physique et en biologie, les lois sont de simples approximations ; elles se ramènent à un système de signes qui, en résumant les faits déjà connus, permettent d’en prévoir d’autres. En mathématiques, définitions, axiomes, postulats sont des créations de l’esprit fort commodes Sans doute, mais conventionnelles et arbitraires dans une large mesure. Aussi, la science et les lois qu’elle formule valent-elles seulement en raison de leur utilité. Comme il n’y a pas de principes a priori, de propositions nécessaires, elles pourraient être différentes et rester aussi vraies ; c’est-à-dire aussi fécondes en tant que moyens d’action. On les a comparées à des langues, « or, les langues, tout le monde le sait, admettent une grande liberté d’expression et comportent de nombreux dialectes ». D’ailleurs la vérité n’a rien de statique ; elle dépend des événements qui la vérifient et change comme eux. Une idée, utile à une époque, pourra cesser de l’être à l’époque suivante ; des croyances qui stimulent un individu paralyseront quelquefois son voisin. Tout change, tout devient, l’univers se résout en un flux de phénomènes, et nous déclarons vraie l’affirmation qui nous donne prise sur la réalité mouvante. Malgré les réserves de Bergson et de son disciple Leroy concernant le pragmatisme, ce dernier peut être cité avec fruit sur ce sujet. « Toute vérité, écrit-il, ressemble à ce qu’on appelle parfois la vérité morale, on la reconnaît à ses œuvres, à ses effets… La vérité n’a rien de statique. Ce n’est pas une chose, mais une vie. C’est