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science mal digérée ou dont la malhonnêteté intellectuelle et morale est incompatible avec le respect de la vérité. Le « primaire », a déclaré M. Lasserre, « peu pourvu de cet esprit de finesse qui fait pressentir la complexité des choses, assimile naïvement les cas concrets aux cas abstraits ». Il arrive à voir la solution de toute chose dans certains principes absolus. C’est ainsi qu’il forme, à « gauche », le troupeau des Homais « qui, comme on dit, font « dater la France de 1789 » et saluent dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen l’avènement de la vérité politique absolue ». Mais le « primaire » est aussi à « droite », dit M. Lasserre, chez celui qui voit dans les maximes des Homais « l’erreur politique absolue », les considère « comme un poison que la France s’est mis, voici déjà cent quarante ans, dans les veines », et veut « détruire méthodiquement et pièce à pièce l’œuvre de 1789 ». La haine et le mépris aristocratiques du présent sont autant des sentiments de « primaire » que la haine et le mépris démocratique du passé. Le « primaire » est « l’homme pressé qui court aux formules » ; il est celui qui a gardé l’habitude de penser que « la vie se laisse régler, bien ou mal, mais docilement, par des dogmes », et comme il y a les formules et les dogmes de « droite » et de « gauche », il y a les « primaires » de « droite » et de « gauche ». Si évidentes que soient ces choses pour tout esprit clair et indépendant, il était nécessaire qu’elles fussent précisées, et il est nécessaire qu’elles soient répétées, tant les notions les plus simples de l’intelligence et du savoir ont été bouleversées et faussées par les abstracteurs de quintessence et les alchimistes sociaux.

Non moins utilement, M. Lasserre, passant de la politique à la philosophie, a encore montré les « primaires » du néo-thomisme actuel, essentiellement de « droite », à l’origine tout au moins. Car ce néo-thomisme fait de plus en plus, parmi les « primaires » de « gauche », de singuliers progrès, grâce au ramollissement de leur « tripe laïque » par l’eau bénite où ils la trempent. Si les « primaires » de « gauche » ne virent, jadis, dans le thomisme, que la manifestation d’une époque de mort où ils englobèrent tout le moyen âge avec ses grandeurs comme avec ses hontes, ils voient de plus en plus, aujourd’hui, dans le néo-thomisme auquel ils s’adaptent opportunément, la planche de salut de leur muflisme menacé par la justice sociale. La conclusion de M. Lasserre est que « l’esprit primaire, qu’il soit de gauche ou de droite, est le fils dégénéré, pauvre et plat, de l’esprit apocalyptique ».

La question du « primariat » est ainsi honnêtement fixée mais elle ne l’est pas complètement. Il reste à juger, en dehors de la politique et de la philosophie, l’attitude de l’individu échappé au « primariat » scolaire devant « les questions réelles que la vie nous donne à résoudre », à l’opposé des « questions conventionnelles » de collège. Le « primaire » est alors intéressant à observer comme type social. Il se dresse au-dessus de toutes les haines de partis, des braiements des porteurs de reliques, des fureurs des carnassiers dévorateurs de la substance humaine. Il est l’homme anti-conformiste dévoué à la liberté de l’esprit et à la révolte consciente, l’homme de la guerre à l’oppression, de la protestation contre le mensonge et l’iniquité, contre l’imposture et le crime, contre toutes les falsifications, si souveraines et si sacrées qu’elles soient devenues par les traditions et les usages de la vie sociale. Et, bien loin de s’affliger de la qualification de « primaire ». quand on la lui donne, cet homme la revendique, au contraire, comme un honneur de la part de ceux qui ne reconnaissent d’autre supériorité que la sottise d’un monde où tout ce qui pourrait faire la vie utile et belle pour tous les hommes est transformé en turpitudes accablantes.

Cette qualité de « primaire », il l’accepte avec l’orgueil de se voir écarté et méprisé par « l’élite » de sac

et de corde, de brutes et de queues-rouges, de catins et de valets, de malfaiteurs et de proxénètes qui font l’ornement civique, intellectuel et moral de ce monde. Ce « primaire », tenu socialement comme « espèce inférieure », est fier de porter la tête haute et d’avoir les mains nettes parmi tant d’espèces supérieures aplaties et rampantes, souillées de sportule, de boue et de sang. Le « primariat » est la légion d’honneur de ceux dont la conscience n’est pas à vendre. Si le « primaire » a la tristesse de voir se manifester contre lui la haine des imbéciles — ils ne savent ce qu’ils font ! — il est heureux de soulever celle des coquins ; elle le soulage, l’encourage, l’exalte. Elle lui donne ses diplômes, ses titres, ses décorations. Les crachats de cette haine sont des étoiles sur sa poitrine comme sur la face du Christ aux Outrages, et ses compissements sont, sur son front, l’eau lustrale du plus merveilleux baptême.

Aussi, en dehors de toutes les distinctions universitaires et politiques, le « primaire » est-il, avant tout, par dessus tout, indiscutablement et intégralement, le Pauvre. C’est le « névrosé » de Lumbroso, qui porte dans son organisme l’incapacité morbide de s’enrichir. C’est le loup affamé à qui les chiens de l’Ordre donnent la chasse. C’est le « vagabond », comme disent la loi et les gendarmes, le « bandit », comme éructe farouchement le bourgeois ému pourtant quand :

« … le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles. »

(Verlaine.)

C’est celui qui « trouble la fête » rien que par la vue de sa silhouette miteuse à travers une glace de restaurant, et qui sème la terreur dans une société dont il atteste, par sa seule présence, l’indiscutable infamie. C’est celui qui ne sait pas, ou ne veut pas, s’adapter au muflisme, faire un « babbitt » ou un « gangster », collaborer avec la triple pègre aristocratique, démocratique et ochlocratique dans le « resquillage » social. C’est celui qui, par impuissance ou volontairement, demeure le « cochon de payant », la « poire », le « gogo », le « cavé », devant la flibusterie érigée en système universel. C’est celui qui conserve quelque politesse, quelque aménité dans les rapports humains, qui voit chez les hommes autre chose que des concurrents qu’il « faut avoir », chez les femmes autre chose que des « poules », dans la nature autre chose que des animaux et des objets à abattre, à exploiter, à vendre et à acheter.

« Primaire » est celui qui ne sait pas, ou ne veut pas convenir que « sans argent l’on n’est rien, avec de l’argent on est tout », et que « c’est l’argent qui fait l’homme », comme déjà le proclamait la démocratie athénienne qui tuait Socrate, poussait Démosthène au suicide et voyait dans les Coty de son temps des « amis du peuple » ! Le banquier Paul Laffitte, disciple de Guizot, qui disait à ses amis : « Enrichissez-vous ! » avait observé qu' « un idiot pauvre est un idiot ; un idiot riche est un riche. » Il avait vérifié que si l’argent ne rendait pas l’idiot intelligent, il ne lui fournissait pas moins le moyen d’imposer son idiotie au pauvre. Celui-ci reste un « primaire » qui ne veut pas s’enrichir, par scrupule, parce que la fortune ne vient jamais sans quelque chose de pas très propre fait à propos. Il est un malfaiteur dangereux, plus subversif de l’ordre social que tous les iconoclastes, les hérétiques, les révolutionnaires, car il insulte la plus souveraine des puissances, celle qui est au-dessus des dieux, puisqu’elle les fabrique à son gré : la phynance, sans laquelle Dieu lui-même, l’Unique avec une majuscule, n’existerait pas, sauf pour le « primaire » qui porte son Dieu dans son âme et non dans son portefeuille.

Aucun « primaire » ne fut plus voué aux gémonies que Proudhon quand il dit, et démontra d’ailleurs irréfutablement, que « la propriété c’est le vol ». On le lui fit bien voir, et il le voit toujours, bien qu’il soit