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sance inconnue. Il la nie au sens scientifique, puisqu’il admet une dérogation au déterminisme des phénomènes. Le miracle, c’est la cause sans loi. Or, pendant bien longtemps, nulle croyance n’a semblé plus naturelle. Dans le monde physique, l’apparition d’une comète, les éclipses et bien d’autres choses étaient considérées comme des prodiges et des présages ; beaucoup de peuples sont encore imbus d’imaginations bizarres à ce sujet (c’est un monstre qui veut avaler le soleil ou la lune, etc.) et même, parmi les civilisés, il y a des gens que ces phénomènes ne laissent pas sans inquiétude. Dans le monde de la vie, cette croyance a été bien plus tenace : des esprits éclairés au xviie siècle admettaient encore les errores ou lusus naturæ, considéraient la naissance des monstres comme d’un mauvais augure, etc. Dans le monde de la psychologie, c’est bien pis. Sans parler des préjugés si répandus dans l’antiquité (et qui n’ont pas disparu) sur les rêves prophétiques, présages de l’avenir, du mystère dont on a entouré si longtemps le somnambulisme naturel ou provoqué et les états analogues, des spéculations contemporaines sur l’occultisme, de ceux qui considèrent la liberté comme un commencement absolu, etc. ; il y a, même dans le cercle restreint de la psychologie scientifique, si peu de rapports de cause à effet bien déterminés, que les partisans de la contingence s’y trouvent à l’aise pour tout supposer. » Le hasard n’est pas invoqué moins souvent que le miracle et, pour ceux qui ne réfléchissent pas, il suppose une entité mystérieuse, impénétrable, ou se ramène à un événement sans cause ni loi. De cette notion du hasard, je crois avoir donné une analyse plus complète et plus poussée que celle de Cournot et de ceux qui l’ont suivi, dans Vouloir et Destin. Aucun des faits attribués à cette occulte et redoutable puissance n’échappe à la loi d’universelle causalité. Notre ignorance des antécédents, leur complexité, la tangence de phénomènes qui, primitivement, ne semblaient point destinés à se rencontrer, voilà la triple source d’où ils proviennent. Si étranges que paraissent certaines coïncidences, le passage d’un homme par exemple au moment précis où un mur s’écroule, elles seraient prévisibles pour qui connaîtrait avec exactitude les forces en présence, leur valeur et leur direction. La collision d’autos, que les conducteurs ne soupçonnent pas prochaine, un observateur la prévoit d’un lieu suffisamment élevé. Les idées de miracle et de hasard écartées, il importe d’éliminer aussi du rapport causal toute notion de fin, de direction intentionnelle. Pour les philosophes grecs, la nature possède des aspirations, des désirs aveugles qu’elle veut réaliser ; d’où la notion de cause finale, reste indéniable de l’anthropomorphisme primitif. A l’univers ils prêtent des intentions, un but comme à un vivant. Mais les découvertes scientifiques des xvie et xviie siècle conduisirent à ne plus tenir compte de la finalité, « cette vierge stérile », selon le mot de Bacon ; la matière inorganique fut conçue comme déterminée et de nature strictement mécanique. Beaucoup, néanmoins, continuèrent de croire que si la matière est inerte en elle-même et dépourvue d’intentions, elle est mue, du dehors, par une intelligence supérieure : Dieu, qui lui impose un but et des lois. Avec des variantes, cette doctrine resta celle des philosophes spiritualistes du xixe siècle. Lachelier a même voulu faire du principe de finalité le vrai fondement de l’induction scientifique. D’après lui, les rapports de causalité, dont les savants se contentent, s’arrêteraient à la surface des choses, sans rendre compte de l’extrême complexité des lois naturelles. Actions et réactions des forces cachées sont trop nombreuses et trop profondes pour être saisies même par la plus subtile des intelligences. En vertu du principe du déterminisme, nous ne pourrions formuler que des lois hypothétiques, ne sachant pas si se réaliseront de nouveau les conditions requises pour que les phénomènes observés se reproduisent. Or nous

énonçons des lois catégoriques ; ce qui démontrerait notre croyance en un principe d’ordre au sein des choses, en un but grâce auquel les phénomènes naturels se groupent et présentent constamment des successions identiques : « L’accord réciproque (éléments constants et uniformes) de toutes les parties de la nature ne peut, affirme Lachelier, résulter que de leur dépendance respective à l’égard du tout ; il faut donc que, dans la nature, l’idée du tout ait précédé et déterminé l’existence des parties ; il faut, en un mot, que la nature soit soumise à la loi des causes finales. » Mais les efforts des spiritualistes n’ont pu empêcher la ruine du principe de finalité ; aucun penseur impartial n’admet aujourd’hui qu’il s’applique au monde de la matière inanimée, et, même dans le domaine restreint de la vie, il appert qu’il est inutile et dangereux. Selon l’expression d’Hamelin, la finalité serait une « détermination par l’avenir » ; or, l’avenir, qui n’est pas encore, ne saurait manifestement agir. On a été jusqu’à prétendre que, si le melon avait des côtes, c’était par un providentiel dessein de Dieu, afin qu’on puisse le manger en famille. Et certains continuent d’affirmer que tout, dans la nature, même les astres les plus lointains, furent créés pour l’homme. Vaniteuses prétentions que la science infirme depuis longtemps ! La finalité n’a d’existence que chez les êtres doués d’un rudiment au moins de vie psychologique. Chez l’homme, elle devient la causalité de l’idée ; chez l’animal, elle n’est d’ordinaire que la causalité du besoin. D’après Goblot, elle serait mise en évidence « quand il est établi que le besoin d’un avantage détermine une série d’effets tendant à réaliser cet avantage ». Le même auteur admet l’existence d’une finalité sans intelligence, conciliable avec une nature rigoureusement dominée par des lois inflexibles, et complètement aveugle. Quoi qu’il en soit, la finalité des anciens, définitivement éliminée par la science, a cessé d’être un principe pour les penseurs contemporains.

Après rejet des vieilles notions de substance et de finalité, nous restons en présence de deux principes très généraux et vraiment constitutifs de la raison : le principe d’identité et le principe du déterminisme, magnifique et suprême formule de la loi de causalité. Au premier se rattachent le principe de contradiction, simple expression négative de la loi d’identité, et le principe du tiers exclu, conséquence directe de la même loi. Base fondamentale de la logique formelle et des mathématiques, le principe d’identité légitime le raisonnement déductif. Le principe du déterminisme représente le terme ultime de l’évolution subie par l’idée de cause : il affirme la stabilité, la permanence du rapport qui unit l’antécédent au conséquent. Sur lui s’appuie l’induction scientifique ; il est la clef de voûte de nos connaissances expérimentales ; sa disparition entraînerait la ruine de toutes les lois naturelles, découvertes dans le monde de la vie aussi bien que dans celui de la matière inerte. Ces principes apparaissent, du point de vue psychologique, comme des instincts très profonds ou des habitudes mentales indéfectibles, contractées grâce aux millénaires expériences de l’humanité et sans cesse fortifiées par les progrès de la science. « Nos adaptations les plus nouvelles et les plus hardies elles-mêmes, écrit Ruyssen, ne réussissent qu’autant qu’elles répètent pour une large part des adaptations antérieures, des habitudes… Et l’on pourrait définir le principe d’identité, l’habitude de fonder toute pensée sur une habitude, l’habitude même de l’habitude… C’est encore en vertu d’une habitude que, dans la succession des phénomènes, notre attention se porte, de préférence, sur certains phénomènes et prépare la voie à la perception claire des suivantes, ou même à des adaptations prévoyantes, utiles entre toutes… En d’autres termes, les affirmations que l’on ramène communément au principe de raison suffisante (ou de causalité) n’énon-