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plus significative : « l’homme est un roseau créant. »

Les perspectives de l’évolution créatrice de l’homme sont illimitées. (Il va de soi que j’emploie cette expression – « évolution créatrice » – dans un sens tout autre que celui qui inspira à H. Bergson le titre de son ouvrage connu.) L’humanité n’est encore qu’au début de son chemin. Sa véritable ascension créatrice ne commencera pour elle qu’après qu’elle aura surmonté, sur le chemin de l’évolution, tout ce qui l’attache encore au monde purement animal, tout ce qui l’empêche de déployer rapidement et sans entrave son activité créatrice. Une bonne partie du chemin consiste, précisément, à se débarrasser entièrement du lourd fardeau que l’homme hérita de ses ancêtres, fardeau qui, certes, s’allège progressivement, mais qu’il aura à traîner encore longtemps, et qui retarde terriblement son ascension vers les splendides sommets d’une existence créatrice, vraiment humaine. C’est en raison de ce fardeau, et des effets de sa pression, que tant d’hommes, aujourd’hui, sont contraints à rester à l’écart de toute création.


Après tout ce qui précède, le lecteur comprendra aisément la façon dont il me semble juste de concevoir le progrès. Un bref résumé et quelques explications complémentaires suffiront. Naturellement, la notion du Progrès – comme d’ailleurs, toutes nos notions – est purement humaine. « Progrès » signifie « marche en avant vers le mieux ». Or, la Nature, prise dans son ensemble, ne connaît ni le « bien », ni le « mal », ni le « mieux ». Elle ne connaît donc pas de progrès. C’est exact.

Mais la Nature connaît l’Évolution. Et l’évolution – telle que je la conçois et que j’ai tâché de la dépeindre – s’accomplit dans un sens qui mène (sur la Terre) à l’homme et qui le touche profondément. Or, l’homme connaît parfaitement le « mal », le « bien » et le « mieux ». En maintes occasions, l’homme connaît aussi la « marche en avant vers le mieux ». Il connaît donc le progrès. S’il ne s’agissait que de ces différentes occasions, le problème serait facile à résoudre. Au fond, il n’existerait même pas, car l’existence, dans la vie humaine, de certains progrès, est un fait indéniable. D’autre part, l’homme connaît aussi la régression, une « marche en arrière vers le pire ». De sorte qu’aucune déduction définitive ne pourrait être tirée de ces faits épars ou de ces fluctuations en elles-mêmes. À quelqu’un qui citerait des exemples pour démontrer l’existence du progrès dans la vie humaine, un autre pourrait répliquer en citant des exemples contraires, et la discussion n’avancerait pas d’un pouce, tant qu’on resterait sur ce terrain de faits décousus. Ce genre de discussion, très répandu malheureusement, est même l’une des raisons pour lesquelles le problème du progrès piétine. Or, il ne s’agit pas de ces faits épars ; il s’agit d’autre chose. Le problème qui nous importe est général, à savoir : l’évolution (de l’homme) dans son ensemble est-elle, oui ou non, une « marche en avant vers le mieux » ? Autrement dit : l’humanité, dans sa marche historique, va-t-elle, oui ou non, vers un progrès (un « mieux » ) général et définitif, aussi bien individuel que social ? La « balance » de l’évolution humaine est-elle positive ou négative ? (Quant aux régressions – au cas d’une réponse affirmative –, il faudrait, tout simplement, chercher les raisons qui les expliqueraient.)


Si, par un moyen quelconque, nous apprenions aujourd’hui que, d’ici à des milliers d’années, l’humanité, en dépit de l’intelligence de l’homme, de ses succès techniques et de sa conquête des forces de la Nature, continuera de se mouvoir toujours, et sans autre issue possible, dans les cadres de la société absurde et horrible de nos jours – société basée sur l’autorité, l’exploita-

tion de l’homme par l’homme, l’injustice, le profit des uns, la misère des autres, l’iniquité, la guerre et, surtout, comme résultat, l’écrasement de l’individu créateur –, nous dirions sans hésiter : « Non ! Au fond, le vrai progrès n’existe pas dans la vie humaine. » Car, naturellement, l’intelligence et le « progrès technique » en eux-mêmes – s’ils n’aboutissent pas à une vraie société, c’est-à-dire à un vaste ensemble de toutes sortes d’associations d’hommes sains, créateurs libres, à la place d’une « société » de profiteurs et d’esclaves dégénérés et malheureux – ne signifient nullement un vrai progrès général et définitif de l’humanité.

Si, d’autre part, nous apprenions que l’évolution de l’humanité aboutira finalement à une société semblable, par exemple, à celle des fourmis ou des abeilles, société rigide, à cloisons étanches entre des individus à fonctions fixes (même innées), société dont l’harmonie purement « mécanique » aura pour base le sacrifice total de l’individu, au profit de ce « mécanisme social » dont cet individu deviendra une « vis » quelconque (au lieu d’une société où tout individu puisse développer et appliquer librement et infiniment ses facultés créatrices), nous dirions encore : « Non ! Il n’y a pas de véritable progrès dans la société humaine. »

Ce n’est que si nous apprenons que la longue et pénible évolution de l’humanité aboutira à une société dont la solidarité et l’harmonie, pleines de vie, de mouvement réel, de création palpitante se feront non pas à l’aide d’un « ajustage » de « vis mécaniques », mais par le libre exercice, le libre jeu, la libre combinaison de l’activité créatrice de tous les humains ; société qui sera, par conséquent, une libre association d’individus créateurs ; société où tout homme, totalement émancipé, pourra développer et appliquer, sans entraves ni limites, toutes ses capacités de créateur (en art, science, métiers, technique, matière sociale, etc.), de sorte que l’harmonie collective, la vie et révolution ultérieure de cette société, basées sur la liberté totale, l’égalité sociale et la fraternité des hommes, seront assurées non pas par un mécanisme sans âme, mais, précisément, par cette création libre et pleinement épanouie de ses membres, auxquels, inversement, cette société assurera la pleine liberté et dont elle favorisera l’activité créatrice, — ce n’est qu’alors que nous dirons sans hésitation : « Oui ! Cela, c’est du vrai progrès humain, général et définitif. Et si telle est la perspective de l’évolution humaine, — alors, oui, cette évolution est franchement progressive. » Car le point essentiel de notre notion du progrès est, sans aucun doute, la libre activité créatrice de tous les humains, au sein d’une société favorisant cette activité, basée sur elle, et évoluant par elle.

Ainsi, ce qui, pour l’homme, caractérise et détermine généralement et définitivement le progrès, c’est la perspective d’une évolution créatrice de l’humanité. Or, en admettant ce qui a été dit précédemment, nous constatons : 1° Que l’évolution de l’homme se fait, au fond, précisément, dans ce sens. 2° Que la Nature, évoluant (sur la Terre) vers l’homme, évolue, au fond, dans le même sens. Nous constatons donc que, au point de vue humain (le seul possible et le seul qui nous intéresse) : — A) Le progrès est inhérent à l’homme, à la société humaine, à l’évolution de l’humanité ; et B) L’évolution générale de la Nature (du moins sur la Terre) – de la matière « inorganique » à la vie et, ensuite, à l’homme – est progressive.

Nous pouvons même essayer de définir le progrès, au point de vue humain, comme une tendance générale de la Nature, dans son évolution, vers le maximum d’activité de l’énergie créatrice, vers la réalisation, la « matérialisation » la plus complète possible de cette énergie ; tendance qui se manifeste par la croissance continue de l’intensité de cette énergie (là où l’évolution a