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croissante de l’énergie créatrice que je considère comme le « principe fondamental », la véritable force motrice, l’essence même de l’évolution. Autrement dit, ce que nous appelons évolution, est l’effet naturel de la tension continuelle et progressive (croissante) de l’énergie créatrice dans un point donné de l’univers. C’est, au fond, grâce à cet accroissement continuel de la tension de l’énergie créatrice que la nature, commençant – dans un point donné de l’univers – par une simple transformation de la matière brute (dite « inorganique » ), arrive progressivement à la création de la cellule vivante et, ensuite, à l’évolution de la vie, jusqu’à ses formes supérieures.

J’estime, enfin, que toute cette évolution ou – ce qui revient au même – cet accroissement progressif de l’intensité de l’énergie créatrice, a une « tendance », une certaine « direction » (bien entendu, inconsciente). Au fur et à mesure de cette augmentation de tension, l’énergie créatrice se modifie qualitativement. Plus son intensité augmente, plus elle devient active, puissante, riche en combinaisons, « généreuse », variée, inventrice, organisatrice… Dans la matière brute, « inorganique » (minéraux, métaux, etc…), l’énergie créatrice se trouve en état primitif, état de tension très faible, état latent, passif, uniforme. L’évolution de la matière inorganique a pour cause plutôt le jeu d’autres sortes d’énergies (énergie mécanique, thermique, atomique, électrique, etc…) que l’activité de l’énergie créatrice. Mais la tension de celle-ci augmente progressivement. À un certain degré de son intensité, un nouveau pas est accompli par le processus évolutionniste : les premiers éléments organiques, vitaux apparaissent. L’énergie créatrice y est incomparablement plus active, plus apparente, plus puissante. Cependant, ce degré de son activité, de sa puissance reste encore très bas dans les organismes primitifs et aussi dans le monde végétal. La tension de l’énergie créatrice continuant d’augmenter, l’évolution arrive aux formes animales. Ici, l’énergie créatrice est plus prononcée que chez les plantes. Toutefois, tant qu’il s’agit des espèces animales, sauf l’homme, elle est encore loin d’y atteindre son plein épanouissement, de donner toute sa mesure. Dans le règne animal – sauf l’homme –, l’énergie créatrice reste limitée, « dosée », comme enfermée dans un vase clos. Elle est encore impuissante à s’y révéler, à « s’y réaliser » entièrement. Son activité, ses effets y sont très restreints, invariables chez chaque espèce donnée. Il ne s’agit pas encore là de la véritable faculté créatrice, pouvant varier infiniment, capable d’une auto-évolution illimitée, susceptible de se mettre au-dessus des autres forces et énergies de la Nature, de les dominer, de les maîtriser, de s’en emparer, de les faire servir… Mais l’évolution continue. Elle « tend » vers un être créateur par excellence ; un être qui – son organisation physique correspondant, par suite de cette évolution, à un niveau supérieur de la puissance créatrice – serait créateur avant tout, et dont la faculté créatrice serait complète, définitive, dominante, illimitée. Cet être, sur la Terre, est l’homme. En lui, la Nature atteint l’effet vers lequel elle « tendait » au cours des millions d’années : apparition – au bout de cette longue évolution (mue, au fond, par l’intensité continûment croissante de l’énergie créatrice) – d’un organisme qui possède cette énergie créatrice au plus haut point ; qui est, pour ainsi dire, lui-même « générateur » de cette énergie ; qui est bâti, en même temps, de façon à pouvoir, justement, la produire, la développer, la varier, la mettre à l’œuvre avec une diversité, avec une profusion magnifiques, sans qu’une limite quelconque vienne s’opposer à cette activité.

Oui, l’homme est surtout un créateur. Il possède l’énergie créatrice au suprême degré et un corps approprié, souple, se prêtant à une auto-évolution totale et fondamentale. Une activité créatrice infiniment riche

et variée, tel est le véritable destin vers lequel l’humanité s’avance par le long et pénible chemin de l’évolution. La faculté créatrice – multiforme et quasi illimitée – fusionnée avec le besoin inné, irrésistible, de créer (besoin qui évolue également), tel est le trait le plus remarquable, le trait dominant, essentiel, fondamental, de la nature de l’homme. C’est même son unique trait nettement distinctif. À l’encontre du corps des autres animaux, celui de l’homme n’offre pas d’obstacle insurmontable à la pleine activité, à l’évolution illimitée de la faculté créatrice.

Et quant à certaines entraves que ce corps présenterait, en raison de sa parenté naturelle avec le corps animal en général ; quant, aussi, à certaines régressions physiques ou autres qui résulteraient parfois de toute cette évolution spécifique – très compliquée et tortueuse –, les unes et les autres pourront être surmontées et vaincues par l’avancement continuel de la même évolution, par l’activité incessante de cette même faculté créatrice de l’homme.

Ainsi, ce sont la faculté créatrice et l’organisme approprié qui déterminent l’évolution de l’homme. Il est poussé, au fond, par le triple ressort que voici : la présence de la faculté créatrice, le besoin impérieux de l’appliquer, et la possibilité physique de le faire.

L’homme est, sur la Terre, le combinateur, l’organisateur, l’inventeur, le créateur le plus riche, le plus parfait, le plus puissant qui puisse exister. C’est pourquoi il réussit à dominer, à maîtriser les autres forces et énergies de la Nature, ainsi que les autres formes de la vie végétale et animale.

La différence entre l’évolution de l’animal et de l’homme est frappante. L’animal – même le plus intelligent ou le plus social – s’adapte au milieu : il subit l’emprise de l’ambiance et il « s’y fait », au moyen d’un mécanisme de sélection et de variations anatomiques ou autres. L’homme évolue dans un tout autre sens : au lieu de s’adapter au milieu, il tend, dès ses débuts, à se soustraire à cette nécessité, à dominer le milieu. Il cherche, de plus en plus, à adapter le milieu à ses besoins. La différence est plus que frappante : elle est un indice. Car elle nous impose un « pourquoi » et nous mène ainsi vers la clef de l’énigme de l’évolution et du progrès.

Arrivée à l’Homme, la Nature a créé un être qui continue, lui-même, l’évolution par l’activité incessante et illimitée de son génie créateur. Arrivée à l’Homme, la Nature a créé, sur la Terre, la forme vitale supérieure, capable d’une auto-évolution illimitée, en sorte que, après l’Homme, la Nature ne créera pas de formes plus parfaites encore que lui. Elle abandonnera, pour ainsi dire, entre ses mains le sort de l’évolution ultérieure. Avec l’homme, l’intensité de l’énergie créatrice atteindra le point culminant. Désormais, c’est l’homme qui se chargera de la suite de la progression créatrice. Grâce à sa puissance de création, l’homme pourra : d’une part, se perfectionner lui-même ; et, d’autre part, il pourra façonner, modifier, maîtriser, adapter, organiser, mettre à profit, améliorer ou perfectionner tout ce qui l’entoure sur la Terre. (Il se peut même qu’il réussisse, un jour, à dépasser les limites de sa planète.)

Ce qui est le plus remarquable chez l’homme, ce qui le distingue effectivement des autres animaux et le met définitivement et à jamais au-dessus d’eux, ce n’est pas encore son intelligence (il existe des animaux très intelligents, et il est prouvé que leur intelligence peut évoluer) ; ce n’est pas, non plus, sa sociabilité (il existe des animaux très sociables, autant et même plus sociables que l’homme) ; ce ne sont pas sa « conscience », son « sens moral », etc. : c’est sa faculté créatrice, infiniment variée et infiniment évolutive. La célèbre définition de Pascal – « L’homme est un roseau pensant » – devrait, il me semble, être remplacée par celle-ci,