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tout le Manifeste Communiste gravite autour d’une définition moderne du prolétariat. Après avoir affirmé dans une phrase justement célèbre que l’histoire de la société humaine se résumait dans une lutte de classes, il montrait comment cette lutte se simplifiait jusqu’à n’être plus qu’un duel implacable entre la bourgeoisie et le prolétariat… « De plus en plus, écrit-il, la société tout entière se partage en deux classes directement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. Or, ce prolétariat, c’est la bourgeoisie elle-même qui l’a engendré et qui le développe chaque jour davantage pour faire face aux exigences de la technique moderne et, particulièrement, du machinisme… À mesure, en effet, que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, à mesure aussi grandit le prolétariat, je veux dire cette classe des ouvriers modernes, qui n’ont de moyens d’existence qu’autant qu’ils trouvent du travail ; et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital. »

Telle est la définition marxiste du prolétaire. Au reste, nous la retrouvons dans Le Capital, presque mot pour mot. Le prolétaire, c’est essentiellement un homme qui n’apporte, pour toute marchandise, que sa force de travail. Cette force, le capitaliste l’achète comme toute autre marchandise, en rémunérant son propriétaire sous la forme d’un salaire représentant le coût de la subsistance de l’ouvrier. « Ce qui caractérise l’époque capitaliste, écrit Marx, c’est que la force de travail acquiert la forme d’une marchandise… Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine-t-on ? Par le temps nécessaire à sa production. Le temps nécessaire à la production de la force de travail se résout dans le temps nécessaire à la production des moyens de subsistance de celui qui la met en jeu. (Le Capital).

Nous n’entrerons pas dans le débat qu’une telle définition peut ouvrir. Il est bien évident qu’elle soulève de graves objections. Cependant, on peut dire qu’elle rend un compte suffisant de la réalité générale. Elle a, en tout cas, résisté au temps et aux tentatives des révisionnistes de toute école qui s’attachaient à nier l’existence d’une bourgeoisie et d’un prolétariat en tant que classes et, par voie de conséquence, la lutte de ces classes elles-mêmes. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point. Qu’il nous suffise, pour le moment, de compléter notre définition du prolétariat par d’autres considérations, non plus strictement économiques, mais morales et politiques.

Une question, immédiatement, se pose. S’il est possible de définir le « prolétaire économique », peut-on en faire autant du « prolétaire moral » ? En d’autres termes : existe-t-il un type moral, psychologique ou politique de prolétaire, comme il existe un type moral de bourgeois ? Grave question, à l’examen de laquelle on ne saurait trop s’attacher, car la réponse que nous apporterons sera – on le sent – grosse de conséquences dans l’ordre de la propagande révolutionnaire et anarchiste. Si, en effet, il n’existe pas et ne peut exister de type moral de prolétaire, on est en droit de penser que toutes les affirmations des révolutionnaires, touchant la lutte des classes, sont sans fondement. Le monde partagé en deux classes économiques, strictement hiérarchisées dans le domaine de la production et de la propriété, peut, dès lors, continuer son train sans incident et sans heurt. Il n’est pas à craindre que le prolétariat, prenant conscience de son existence de classe, ne demande un jour des comptes à la bourgeoisie, en face de laquelle il ne se distingue pas en tant que groupe fondamentalement antagoniste, pas plus qu’on ne peut supposer une révolte organisée des sociétés animales, par exemple, soumises par l’homme.

Examinons les faits. Il existe une morale bourgeoise, une esthétique bourgeoise, une pensée bourgeoise. Une innombrable littérature s’est efforcée de les préciser, de telle sorte qu’on peut dessiner les contours, assez fuyants

sans doute, mais suffisamment généraux d’une conscience bourgeoise. Qu’on relise, à ce sujet, les pamphlets étincelants où M. Emmanuel Berl s’est essayé à en fixer l’image… On y verra, peint au vif, le caractère de tant de bourgeois contemporains qu’il est impossible de ne pas conclure à la ressemblance du portrait et du modèle. Et lorsque M. Goblot, dans un petit livre intitulé La Barrière et le Niveau, étudie les modes de penser, de vivre, de sentir, de préjuger bourgeois, il réussit pareillement à évoquer, au travers des individus, toute une classe sociale.

Peut-on, de la même manière, parler d’une morale et d’une pensée prolétariennes ? Évidemment, non. Tous les critères éducatifs, vestimentaires, esthétiques qui servent à M. Goblot ou à M. Berl ne peuvent, ici, être utilisés. Dira-t-on qu’il suffit de les retourner et que, définissant le bourgeois, on définit par là même, négativement, le prolétaire ? Rien ne serait plus faux. Il suffit, pour le prouver, de prendre un exemple. Le bourgeois, dit Goblot et dit Berl, est un homme qui a besoin de la considération de ses semblables. Il veut paraître. Il étale les signes qui le distinguent, qui le classent. Il veut que ses fils étudient le latin, non pas pour le savoir, mais pour affirmer qu’ils l’ont appris. Le latin est un signe de classe. Peut-on dire qu’inversement, le prolétaire se soucie fort peu de l’opinion des autres, qu’il vit pour soi, sans se préoccuper du qu’en dira-t-on ? Qu’il pense que le latin est une discipline superfétatoire, un enseignement de luxe, auquel il voudrait substituer une discipline moins formelle et plus scientifique ?… Assurément, non. Nous savons, pour l’avoir trop souvent observé, que le prolétaire tient autant que le bourgeois à l’estime de son entourage, qu’il affecte peu de tendances individualistes en art ou en morale, qu’il nourrit, le plus souvent, un conformisme au moins égal à celui du bourgeois, qu’il pense, par exemple, dans le fond de soi-même et sans plus de raisons que le bourgeois, que le latin des collèges et des séminaires, le latin des curés, doit être un savoir éminent qui ouvre les portes secrètes du langage et de l’intelligence… De la même manière, il croira, à quelques nuances près, en tous les dieux et en tous les mythes bourgeois ; il croira à l’honneur bourgeois, à la patrie bourgeoise, à la propriété, au suffrage universel, à la démocratie. Il y croira même plus fermement que le bourgeois qui, dans le fond de soi, cultive quelque scepticisme. Il enchérira souvent sur ses maîtres et, s’il affirme son incrédulité, s’il rompt avec les pratiques religieuses de ses frères, il se jettera souvent dans d’autres croyances terrestres non moins décevantes.

En un mot, dans son comportement habituel, le prolétaire n’a pas d’idéologie ni de sentiments qui lui sont propres. Dans la plupart des cas, il emprunte au monde bourgeois tout un système de valeurs qu’il accommode tant bien que mal à son existence de travailleur salarié, voué à la misère et à l’ignorance. Il utilise, pour son propre jugement, les éléments d’appréciation que lui transmettent l’école laïque, la presse vénale, le roman populaire et la tradition familiale. Il ne critique pas et ne cherche pas à ériger en système ses quelques velléités de pensée indépendante. Il adopte sans discernement, approuve ou réprouve, selon une règle qu’il ne formule pas, mais qu’il sent impérieusement éternelle.

Ainsi, ne peut-on pas dire, avec Marx, que le prolétaire vit avec sa femme et ses enfants dans des rapports qui n’ont rien de commun avec le lien de famille bourgeois (Manifeste communiste). Il faut dire au contraire que, dans sa famille surtout, le prolétaire s’essaie à vivre et à penser en bourgeois. C’est qu’ici, en effet, il ne faut pas trop se hâter de conclure du matériel au spirituel, sans tenir compte de la force contraignante de l’éducation, des impératifs moraux collectifs, des habitudes héréditaires de soumission physique et mentale. Le lien de famille, par exemple,