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de ses dix doigts. Un accroissement accidentel des valeurs détenues aboutit à l’enrichissement de qui les possède ; le mythe de l’épargne productive doit être chassé définitivement. Gide l’a reconnu : « Qu’y a-t-il de commun entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s’abstenir ? On ne conçoit pas comment un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n’importe quoi. Le raisonnement qui fait de l’épargne la cause originaire de la formation des capitaux revient à dire, en somme, que la non destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui paraît une logique bizarre… Celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux ; il retire, au contraire, une certaine richesse de la circulation. »

Le travail joue, seul, un rôle actif dans la production des divers biens ; la nature se borne à obéir aux sollicitations de l’homme, à se laisser faire, après de longues résistances parfois. Simple instrument de production, et résultat lui-même d’une production antérieure, le capital ne vaut que par le travail de celui qui l’utilise. Dans un régime équitable, chaque individu devrait donc garder pour lui l’intégral produit de son labeur, déduction faite de ce qu’il abandonnerait pour le maintien en bon état, ou le remplacement des instruments de production s’il s’agit d’une entreprise collective. Mais, dans l’usine contemporaine, il faut servir un intérêt au capitaliste, un loyer au propriétaire foncier, des profits à l’entrepreneur ; cette triple redevance pouvant être due à un même personnage, ou à des personnages distincts, selon les cas.

Le salarié – employé ou ouvrier –, qui peine pour enrichir les privilégiés, doit se contenter d’une maigre rétribution, prix de son travail considéré comme une marchandise soumise à la dure loi de l’offre et de la demande. Et, comme le chef d’industrie songe à diminuer autant que possible le prix de la main-d’œuvre, afin d’accroître ses profits et, quand la concurrence existe, de vendre moins cher, le salaire de l’ouvrier tend vers un strict minimum lui permettant tout juste de vivre, lui et sa famille. C’est la loi d’airain, dont Ricardo et Lassalle ont parlé avant Marx. On l’oublie maintenant parce qu’elle comporte d’assez nombreuses exceptions, parce qu’on s’est rendu compte que le minimum requis pour vivre dépendait des conditions générales d’existence du temps et du pays, parce que les travailleurs, ayant pris une conscience plus claire de leurs droits, ont réclamé davantage. Elle reste néanmoins exacte partout où la population est dense et où le nombre des bras qui s’offrent est supérieur ou seulement égal à la demande. Comme il est difficile à de pauvres gens très nombreux de se concerter et d’attendre, beaucoup acceptent de travailler à un taux réduit, lorsque les estomacs sont affamés. Dès que le chômage reparaît, la loi d’airain joue à nouveau, au moins sous une autre forme. Elle s’atténue quand les ouvriers sont peu nombreux et deviennent valeur demandée au lieu d’être valeur offerte. Si l’ouvrier fin, l’ouvrier habile échappe partiellement à la loi de misère, c’est qu’il est toujours marchandise rare. L’extrême division du travail et la rationalisation, chère aux Américains, tendent d’ailleurs à faire disparaître ce qu’on appelle l’ouvrier qualifié, car elles ramènent à des gestes purement mécaniques et indéfiniment répétés le labeur de tout ouvrier. Justement, parce qu’elles permettent de produire davantage avec un personnel moins nombreux, et parce qu’elles réduisent le travailleur au rôle de manœuvre, les puissantes machines de l’industrie moderne aggravent la condition des prolétaires ; les inventions scientifiques, qui devraient contribuer au bonheur de tous, ne servent qu’à multiplier les profits de quelques-uns. Comme l’écrit Sébastien Faure : « Toute machine nouvelle ou tout perfectionnement apporté à un outillage existant déjà peut contribuer à accroître la force d’enri-

chissement du possédant, mais ne diminue pas la pauvreté du non possédant. Que dis-je ? Toute amélioration mécanique ajoute à celle-ci parce que, d’une part, elle intensifie la puissance de production de la classe ouvrière et que, d’autre part, elle diminue sa puissance de consommation. »

Ajoutons que les producteurs autonomes deviennent de plus en plus rares : petits artisans, petits boutiquiers se muent en ouvriers, commis, etc., travaillant pour le compte de sociétés anonymes ou de capitalistes milliardaires. Dans le commerce et l’industrie, les moins favorisés ont disparu, alors que d’autres ont vu leurs richesses croître démesurément. L’objet livré sur le marché par l’entrepreneur vaut plus que le salaire payé à celui qui l’a fait ; or, la différence, souvent très grande, entre le prix de vente et le prix de revient constitue le bénéfice du patron. Bénéfice d’autant plus considérable que l’entreprise sera plus importante. De plus, le capital exige une part de la production, l’intérêt, sans aucun travail de son possesseur ; la rente deviendra énorme si le capital est très élevé.

Selon la parole de l’Évangile, à celui qui a peu on ôte encore le peu qu’il a ; mais la richesse attire la richesse.

Ceux qui, par la rente foncière, s’étaient déjà rendus maîtres de la plupart des matières premières ont pu devenir possesseurs de tous les instruments de travail et de tous les moyens d’exploitation. L’économie capitaliste n’a pas encore fait disparaître la petite bourgeoisie, comme le croyait Karl Marx ; par contre, elle a conduit à une concentration toujours plus accentuée des entreprises industrielles, commerciales, financières. Elle a divisé les hommes en deux catégories : ceux qui vivent, totalement ou partiellement, du produit du travail des autres et ceux qui vivent exclusivement du produit de leur propre travail. Sans doute, il y a de grandes inégalités dans chacune de ces classes ; pourtant, comme le remarque Pierre Besnard dans son beau livre Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, cette distinction n’est nullement arbitraire. « Pour moi, écrit-il, il n’y a pas l’ombre d’un doute ; l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan de la ville ou des champs – qu’il travaille ou non avec sa famille –, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail, appartiennent à la même classe : le prolétariat. La rétribution inégale de leur effort, le caractère différent de leurs occupations ; la considération qui leur est accordée par leurs employeurs dans certains cas, celle qui découle parfois de leurs fonctions mêmes ; l’autorité qui leur est quelquefois déléguée et qu’ils exercent sans contrôle, l’abus qu’ils peuvent faire de cette dernière ; l’incompréhension totale de leur rôle exact, leur prétention de se situer hors des cadres de leur classe et de s’agréger à la classe adverse ne peuvent rien changer à leur situation sociale. Salariés ou non, ils vivent du produit de leur travail. Ils reçoivent d’un patron, d’un tiers, de l’État la rémunération de leur effort. Ils sont, restent et demeurent des prolétaires. Toutes les subtilités, tous les artifices de langage seront impuissants à changer quoi que ce soit à cet état de choses ; et, qu’ils le veuillent ou non, tous ces travailleurs sont appelés à s’unir, parce qu’ils ont des intérêts identiques. Leur association formera la synthèse de classe prolétarienne dans un avenir très prochain. De même qu’un industriel emploie dix ouvriers ou dix mille ; qu’un commerçant utilise quatre employés ou quatre cents ; qu’un financier brasse et fasse fructifier dix millions ou dix milliards ; qu’un propriétaire possède deux maisons ou vingt : tous ces individus appartiennent à la classe capitaliste. Les uns et les autres ne vivent pas exclusivement du produit de leur travail ; ils prélèvent, sur le produit du travail d’autrui, une part de la rétribution de celui-ci ; ils frustrent quel-