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nous l’approuvons pour notre part. Applaudissons de même à leurs efforts contre l’analphabétisme, à leur désir de diffuser l’instruction ; mais en regrettant qu’ils asservissent les cerveaux aux dogmes marxistes. Point de progrès possible dans l’ordre intellectuel si, abdiquant l’esprit critique, on érige en règle de foi ce qu’affirment les autorités. Comme la Révolution française, la Révolution russe marque une étape dans l’histoire des transformations sociales. En persécutant les anarchistes, les Russes commettent une faute comparable à celle des révolutionnaires français exécutant Babeuf, le précurseur du communisme.

Babeuf voulait instaurer un régime préférable à celui que la bourgeoisie fit adopter en 1789, et dans les années suivantes ; l’anarchie est si manifestement supérieure au communisme étatiste qu’un Marx et un Lénine le reconnaissent théoriquement. Mais ils affirment que l’heure de l’anarchie n’est pas venue, comme les jacobins de 1797 estimaient beaucoup trop hâtives les conclusions pratiques auxquelles aboutissait Babeuf. Pourtant, le communisme s’est imposé ; l’anarchie triomphera de même, retardée seulement par le culte de l’État que les bolchévistes érigent à la hauteur d’une religion. Et c’est alors qu’une cité fraternelle sera possible, que l’ère de l’universel amour naîtra. En science, nous concevons la possibilité de recherches et de progrès indéfinis ; dans les rapports entre humains, rien n’autorise à tracer des limites infranchissables aux améliorations qui surviendront.

Le succès des doctrines marxistes provoqua l’éclosion de multiples systèmes pseudo socialistes qui, pour rendre le régime actuel plus supportable, voulaient réformer quelques-uns de ses abus. Destinés à barrer la route aux conceptions collectivistes ou libertaires, qui font trembler la bourgeoisie, ce sont, aux heures difficiles, les auxiliaires du capital. En de nombreuses circonscriptions, il est bon de se dire socialiste pour plaire aux électeurs. Et de vagues considérations sur les souffrances du peuple, sur la nécessité d’atténuer des illégalités trop choquantes, introduites dans le programme d’un candidat, suffisent pour qu’il se proclame socialiste. Ainsi naquirent les socialistes patriotes, les socialistes chrétiens, les radicaux-socialistes ; Hitler suivit cet exemple, imité dans tous les pays par les pires réactionnaires. Le démocratisme vague et mensonger d’un grand nombre de partis politiques a, de même, pour but de capter la confiance des travailleurs naïfs. On parle de sécurité économique, d’entraide et de collaboration des classes, de disparition progressive du prolétariat ; les promesses ne coûtent rien, on les multiplie, mais en reportant toujours leur réalisation à plus tard. Pratiquement, l’on se borne à des palliatifs insuffisants, tels que l’intervention de l’État dans les conflits entre patrons et ouvriers, ou la participation des seconds aux bénéfices de l’entreprise pour laquelle ils travaillent.

L’État peut fixer un minimum de salaire pour atténuer l’effet de la loi d’airain ; il peut limiter le nombre des heures de travail, servir d’arbitre quand des contestations surviennent entre employeurs et employés. Mais nous savons par expérience, et la plus élémentaire logique nous oblige à estimer que l’État, n’oubliant jamais ses origines capitalistes, favorise toujours le patron. S’il affecte parfois de défendre l’ouvrier, s’il accorde des améliorations partielles, la loi de huit heures par exemple, c’est que, redoutant une insurrection, il veut calmer le mécontentement des masses, par des concessions qui ne portent pas atteinte aux privilèges essentiels du capital. Il accepte de donner des satisfactions secondaires, afin de maintenir l’injustice fondamentale qui permet à la bourgeoisie de s’enrichir sans travailler.

Dans le but de persuader l’ouvrier qu’il est un collaborateur du patron et nullement son adversaire natu-

rel, on parla beaucoup autrefois de le faire participer aux bénéfices réalisés par son employeur. On en parla, mais très peu de maisons mirent la chose en pratique. Comme elles exigèrent au préalable un asservissement complet de leurs salariés et prétendirent ne faire que des bénéfices insignifiants, cette invention capitaliste ne fut jamais prise au sérieux par la classe populaire.

Le coopératisme, « a le rare privilège, écrit Gide, de rallier des adhérents venus des camps les plus opposés, du vieux socialisme idéaliste français de Fourier et de Leroux, du positivisme d’Auguste Comte, du socialisme évangélique de Carlyle et de Ruskin et des laboratoires de biologie ». Il a d’ailleurs revêtu, par suite de la variété des milieux où il s’est développé, des formes très différentes. « Dès le commencement de ce siècle, Owen, en Angleterre, et Fourier, en France, avaient pensé que l’on pourrait transformer complètement l’homme et le monde par le moyen de l’association libre, et ils avaient imaginé à cet effet des mécanismes plus ou moins ingénieux, que nous ne pouvons exposer ici. Mais la seule force des choses a fait surgir spontanément dans différents pays des formes très diverses d’association ; en Angleterre des associations de consommation, en France des associations de production, en Allemagne des associations de crédit, d’autres encore qui, quoique dans des proportions plus modestes, ont déjà commencé à réaliser d’assez sérieuses transformations dans les conditions économiques actuelles et à ouvrir le champ à de plus grandes expériences. »

Charles Gide, qui se fit le théoricien et l’animateur du coopératisme, le proclame le meilleur moyen de libération pour la classe ouvrière, et de rénovation, tant économique que morale, pour la société. Sans méconnaître son efficacité réelle, ni les résultats heureux auxquels il parvient souvent, nous le croyons incapable de mettre sérieusement en danger le régime capitaliste actuel. Tel est l’avis du patronat qui, d’une façon générale, ne témoigne pas à son égard d’une grande hostilité. Il réserve sa haine aux syndicats ouvriers, redoutables adversaires qui détruiront finalement son règne, s’ils échappent à la tutelle des politiciens et reprennent une mentalité révolutionnaire. Dans les pays capitalistes, le coopératisme subit des influences regrettables et s’accommode de déviations qui diminuent singulièrement sa valeur éducative. Stephen Mac Say a très bien mis en lumière les difficultés que rencontre, présentement, l’association libre, dans sa belle étude De Fourier à Godin, où il retrace l’histoire du familistère de Guise (Voir Familistère.) Et constatant que, si l’œuvre fondée par Godin perdure, en tant qu’affaire, elle ne compte plus dans les espérances des travailleurs, il conclut : « Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C’est un problème d’ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières – pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste – s’étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l’âge et du nombre et de ce faisceau d’acceptations commodes qui lie l’individu aux choses établies. »

Pour que les associations libres de producteurs donnent tous les résultats qu’on est en droit d’attendre, pour qu’elles puissent régénérer le globe, il faut que disparaissent non seulement le régime capitaliste, mais l’État, son père et son soutien. Bakounine (qui se dressa contre Karl Marx, au nom de l’opposition libertaire) le dénonçait comme la cause première de l’ensemble des iniquités sociales. Pour lui, la liberté restait inséparable de l’égalité ; et, loin de n’être qu’une résultante, un reflet de la domination de classe, l’État était le grand adversaire qu’il fallait terrasser. Ce résultat serait obtenu, moins d’une façon en quelque sorte mécanique,