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règne de Charles IX, les autorités décrétèrent d’exécuter l’ordonnance de saint Louis, dont nous avons parlé en son temps, qui abolissait la prostitution légale et qu’on n’avait jamais osé appliquer. En général, on jugea l’ordonnance inapplicable à Paris. Plusieurs prescriptions furent cependant rigoureusement observées. Par exemple, les locataires d’une maison avaient le droit de forcer leur propriétaire à résilier le bail qu’il avait passé avec une « femme dissolue ». Plus encore : un locataire de « bonne vie et mœurs » qui demeurait dans une maison appartenant à une femme de « mauvaise vie » n’avait qu’à la dénoncer comme telle. Si une simple information judiciaire prouvait que sa dénonciation était exacte, la propriétaire était obligée de déloger. On ne put cependant fermer toutes les maisons de prostitution ; quelques-unes prouvèrent qu’elles avaient été en quelque sorte autorisées par saint Louis. Celles que le prévôt de Paris laissa subsister perdirent tous les droits qu’elles tenaient de l’ordonnance de saint Louis. Leur existence devint provisoire. C’est depuis cette époque qu’on appliqua aux lieux de débauche vénale le surnom qui est resté en vigueur : maisons de tolérance.

En perdant le droit d’exercer légalement son métier selon tarif fixe et redevances déterminées, la femme « commune » avait acquis, en revanche, la liberté de régler par elle-même les conditions de son industrie, qu’elle exerçait désormais en cachette. L’édit de Charles IX émancipa donc, économiquement parlant, la prostituée de métier.

Charles IX et Michel de l’Hôpital, son chancelier, avaient été si contents des applaudissement qui avaient accueilli leur édit qu’ils voulurent réformer les mœurs à coups d’ordonnances. Les lieux de débauche relégués hors de l’enceinte de la capitale, il restait à expulser les prostituées de la cour et des armées. Un nouvel édit, en date du 6 août 1570, prescrit à toutes les filles de joie et femmes publiques de déloger dans les vingt-quatre heures de « nostre diste cour, dans le dist temps, sous peine de fouet de marque ». La prostitution, naturellement, ne tarda pas à reparaître. À partir d’Henri III, sont à la mode les courtisanes qui se modèlent sur leurs ancêtres du temps de Périclès : les Louise Labé, les Marion de Lorme, les Ninon de Lenclos (autour de laquelle se presseront les plus illustres hommes du siècle). Sous Louis XIV, les favorites seront des reines officieuses. Sous Louis XV, tout se fera par elles. Le reste de l’Europe imitera la France.

La Révolution met un frein à la prostitution (les prostituées passant pour favorables à l’Ancien Régime). Après Thermidor, elle reparut et fut plus en vogue que jamais. Alors que, sur une population de 600.000 habitants, on comptait à Paris, en 1770, 20.000 prostituées ; vers 1800, il y en avait 30.000. En juin 1799, le commissaire Dupin se plaint au ministre de l’Intérieur : « La dépravation des mœurs – écrit-il en son style administratif – est extrême et la génération actuelle est dans un grand désordre, dont les suites malheureuses sont incalculables pour la génération future : l’amour sodomite et l’amour saphique sont aussi effrontés que la prostitution et font des progrès déplorables. »

Depuis, la prostitution n’a fait que croître ; et si la maison close – le bordel – tend à disparaître de nos grandes cités, la maison de rendez-vous, par contre, pullule, et la prostitution clandestine s’affirme de plus en plus. En 1870, il y avait quelque 8.700 filles publiques inscrites sur les registres de la police de Paris. En 1925, il s’en trouvait 7.000 et on comptait 200 maisons de tolérance. On évalue au décuple le nombre des prostituées clandestines, non compris bien entendu les entretenues et les demi entretenues.


Depuis 1875, pour fixer une date, une bataille s’est engagée sur la question de la prostitution considérée

comme un délit. Si la prostitution est considérée comme un délit, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas à la personne humaine le droit de se prostituer, si on n’admet pas que la location des organes sexuels relève uniquement de la conscience, la police des mœurs se comprend. On accepte du même coup la réglementation de la prostitution, privilège de l’État, gardien de la morale publique.

Mais ce privilège, l’État ne peut l’exercer que grâce à des délégués, à une police spéciale, que sa spécialité même mène à des abus ; d’abord celui de l’arbitraire. La prostitution est plus ou moins tolérée selon les gouvernements, selon les chefs de ces gouvernements, selon les fonctionnaires qu’ils délèguent à l’administration de la police, selon les agents et sous-agents que nomment les fonctionnaires.

Cette tolérance est accompagnée de toutes sortes de tracasseries qui placent en vérité les femmes qui y sont soumises « hors du droit commun ». C’est ainsi qu’elles sont obligées de se faire inscrire à la police, de se faire visiter par un médecin (la visite date du Ier Empire) appointé par celle-ci. Immatriculées, elles ne peuvent que très difficilement sortir de la situation sociale où elles ont été parquées. Il leur suffit de s’être prostituées quelque temps, pour être pratiquement considérées comme exerçant cette profession pendant tout le reste de leur vie. En France, une femme, surprise à se prostituer pour la troisième fois, est immatriculée de force, contrainte à la visite médicale régulière et à toutes les autres obligations dont le commerce de la prostitution est susceptible.

Nous avons fait, ci-dessus, allusion aux tracasseries dont la prostituée est l’objet ; la mesquinerie de ces tracasseries est absurde, et la décrire nous entraînerait trop loin. Dans telle ville, les prostituées peuvent racoler dans la rue ; dans telle autre, elles ne le peuvent pas. Dans certaines, elles peuvent exercer n’importe où leur commerce ; dans telle autre localité, des rues spéciales leur sont assignées. Dans les agglomérations où elles peuvent racoler dans les rues, on concède à chacune d’elle une rue et parfois même une portion de rue. Malheur à celle qu’on rencontre sur le trottoir où il est interdit de faire de la réclame pour leur commerce ! Une condamnation lui est infligée par un fonctionnaire devant lequel elle comparaît sans pouvoir même être assistée d’un défenseur… Il a fallu la croix et la bannière pour obtenir que les délits relatifs au métier de prostituée fussent soumis au tribunal de simple police où l’on peut se faire assister d’un défenseur. « L’autorité délivre patente aux filles, mais grevée de tant d’obligations restrictives qu’elle en devient caduque. Songez que ces demoiselles ne peuvent se montrer ni dans les rues obscures, ni dans les rues éclairées, ni dans les endroits déserts, ni dans les endroits passagers, et qu’il leur est fait défense d’exercer leur métier à domicile, tandis qu’il est interdit aux logeurs de les recevoir. C’est les tenir en perpétuel état de contravention, autrement dit de servitude. » (E. Reynaud, ancien commissaire de police, Mercure de France, 15 mai 1928.)

À certains jours, des rafles ont lieu, où, sous l’inculpation de racolage sur la voie publique, toutes ces femmes sont arrêtées et emprisonnées. On ne sait pas pourquoi on immatricule des commerçantes si ce n’est pas pour les laisser exercer leur métier, ni pourquoi ce qui était permis la nuit dernière ne l’est pas cette nuit-ci. Tout ce qu’on sait – dans une grande ville comme Paris, par exemple –, c’est qu’un peu avant telle grande exposition de blanc d’un grand magasin, on a vu la prison de Saint-Lazare se remplir à la suite de rafles de prostituées, munies ou non de cartes. Par une coïncidence curieuse, ce grand magasin faisait exécuter, en prison, juste à ce moment, des travaux de lingerie à des prix que des femmes du métier n’auraient jamais acceptés.