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Et nous n’effleurerons que pour mémoire le chapitre des arrestations « erronées ». N’importe quel agent des mœurs peut appréhender une femme qui s’arrête à causer dans la rue à quelqu’un de l’autre sexe. Il peut affirmer qu’il l’a vue « racoler sur la voie publique », et on a vu des ouvrières et des employées, obligatoirement inscrites sur les registres de la Préfecture de police, sans s’être jamais prostituées. Mais tout cela n’est que le hors-d’œuvre. L’examen des différents systèmes de réglementation de la prostitution montre que c’est aux dépens uniquement du sexe féminin que la répression s’exerce. Et non seulement cela, mais que c’est la femme seule qui est rendue responsable de la contamination vénérienne. Au client qui cherche la commerçante, on ne demande rien. Il peut l’infecter, il n’encourt aucune poursuite. La réglementation de la police des mœurs consacre, de la façon la plus cynique, le système de la double morale, ou plutôt de la double moralité. La vente du plaisir sexuel est considérée comme un délit quant à la vendeuse, mais non quant à l’acheteur. On arrêtera la femme qui racole dans la rue, mais on ne dira rien à l’homme qui se sera adressé à elle le premier. Il est évident que cette paradoxale mise hors du droit commun a choqué des esprits généreux, dont la mentalité n’offre cependant rien de révolutionnaire.

Et, d’abord, la prostitution est-elle un délit ? Dans son rapport au Président de la République française, en juillet 1903, M. Émile Combes, ministre de l’Intérieur, a reconnu « que la prostitution ne rentre pas dans le cadre des actes délictueux et qu’elle n’est justiciable que de la conscience individuelle », qu’on ne pouvait contester « le droit pour l’être pleinement conscient de disposer de sa personne », mais il avait été précédé dans cette voie par les initiateurs du mouvement abolitionniste international, né en pays protestants.

Que veulent les abolitionnistes ? Ramener l’exercice de la prostitution dans le droit commun, abolir le régime d’exception qui procure à l’homme – et uniquement à l’homme – sécurité et irresponsabilité ! Les abolitionnistes maintiennent que l’État n’a pas le droit d’imposer à une femme quelconque la visite obligatoire, sous prétexte de ses mœurs. Leurs voix ont trouvé écho dans certaines contrées protestantes et en Russie, depuis la révolution. Dans ces pays, la réglementation de la police des mœurs a été abolie. Dans les pays catholiques, il n’en est pas ainsi. Mais, en examinant de près le programme abolitionniste, on aperçoit tout de suite l’hypocrisie puritaine qui a présidé à sa rédaction. Sur un point, ils ont raison. Partout où la visite obligatoire a été supprimée, le nombre des malades vénériens n’a pas augmenté, il le semble du moins – un essai fait en Italie n’ayant pas été concluant. Il est vrai que, dans certains pays, au Danemark, par exemple, la déclaration de ces maladies est obligatoire.

Mais ces abolitionnistes sont de farouches partisans de ce qu’ils appellent « la propreté de la rue », des adversaires non moins farouches du racolage, de l’outrage public à la pudeur, etc. Il faut s’entendre. Si la prostitution personnelle et privée ne relève que de la conscience, comme de s’adonner au métier de charcutier ou de modiste, il faut laisser à la prostituée la possibilité de faire son commerce. Ou alors l’abolition de la police des mœurs n’est qu’une hypocrisie, qu’une façon dissimulée d’aboutir à la suppression de la prostitution elle-même. En effet, si vous admettez que le charcutier ou la modiste déploient une enseigne, exposent un étalage, annoncent leur marchandise dans les journaux, il faut admettre aussi que la prostituée puisse faire de même. Sinon, elle est rejetée hors du droit commun. Supprimer la réglementation de la prostitution pour la remplacer par le délit de racolage, substituer à la police masculine des mœurs une police féminine de sur-

veillance des voies publiques, c’est ne rien changer. C’est pourquoi il y a eu, et il y a encore, des arrestations arbitraires, même là où la police des mœurs et la réglementation de la prostitution ont été abolies.

L’abolition de la prostitution est conséquente à une transformation de la mentalité générale, qui n’accordera pas à la femme « mariée » ou de « bonnes mœurs » une situation morale privilégiée, par rapport à la femme « sexuellement émancipée » et « de mœurs faciles ». La disparition des maladies vénériennes est consécutive également à un état d’esprit courant qui n’établira pas de différence entre les affections des organes génito-urinaires et les lésions des autres parties du corps. Dans un sens plus moral, la prostitution féminine disparaîtra quand les rapports amoureux étant considérés comme des relations cimentant la bonne camaraderie entre humains des deux sexes, il ne viendra plus à personne l’idée qu’ils puissent s’acheter ou se vendre.


L’espace dont nous disposons ne nous a permis – on le concevra sans peine – que de parcourir très imparfaitement l’histoire de la prostitution. C’est à peine si nous l’avons envisagée ailleurs que chez les gréco-latins et en France. Il eût fallu décrire ce qu’elle fut, ce qu’elle est encore dans le reste de l’Europe (en Allemagne notamment), en Orient, chez les demi-civilisés. Nous ne voulons pas cependant terminer ce rapide et trop succinct exposé sans quelques remarques :

1° Dans tous les pays civilisés, la prostitution apparaît comme une institution destinée à sauvegarder la chasteté de la femme honnête, que nos mœurs veulent voir arriver « vierge » au mariage. Pour préserver les futures épouses des assauts masculins, la société sacrifie toute une portion de l’humanité féminine. Les femmes chastes naturellement ne savent aucun gré aux sacrifiées de protéger leur chasteté, et oublient que c’est parce que la profession de prostituée est tenue en un si grand discrédit que le mariage acquiert une valeur exceptionnelle. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer qu’il n’y a pas grande différence entre le mariage et la prostitution et que, pour attirer un mari, la jeune fille bourgeoise a recours aux mêmes artifices de séduction – toilette, etc. – que la courtisane.

2° Certaines personnes appartenant à des milieux d’avant-garde, et qui tiennent pour une entrave à l’émancipation de l’individualité ce qu’elles appellent la morale des petits bourgeois et des petits rentiers, ont cru voir dans l’exercice du métier de prostituée une émancipation du capitalisme. Nul n’a droit, en société capitaliste, de condamner une prostituée, mais prétendre que cette industrie émancipe, c’est se tromper grossièrement. « N’avoir point de caractère à soi, se revêtir du caractère de son entreteneur » (comme le conseillait une maîtresse de maison, au temps du Directoire), parce que s’il rencontrait de la contradiction, il irait porter ailleurs son argent ; le salarié qui travaille pour un patron, le bandit qui attaque à main armée un fourgon de banque d’État, ne sont pas obligés de descendre jusque-là. L’ouvrier et le bandit peuvent conserver leur caractère propre, là où ils opèrent, à l’atelier ou sur la grande route. Ce n’est pas le cas pour la prostituée, à l’exception de quelques courtisanes de haut parage, et encore !

3° Malgré cela, ne semblent pas supérieurs aux prostituées tous ceux qui, pour gagner de quoi vivre, agissent contrairement à leurs convictions ou à leurs opinions. Du salarié obligé de travailler pour un patron, alors que lui répugne l’exploitation de l’homme par l’homme, au littérateur ou à l’artiste écrivant, peignant, sculptant, jouant la comédie sans but autre que de vendre leur production et relativisant celle-ci au goût de ceux qui peuvent payer, tous sont à un degré ou à