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centes et de les empêcher de tomber à la situation lamentable d’esclave sexuelle.

Intervenir après le glissement, c’est trop tard. Une fois tombée à la prostitution, la femme finit par ne plus éprouver ni dégoût, ni honte. Si quelques-unes se tirent hors de l’esclavage sexuel, ce n’est pas pour aller ou pour retourner à la servitude et à l’insécurité du salariat, puisqu’elles estiment que leur métier leur donne plus de profit et plus d’agrément. Il faut bien comprendre que l’habitude a changé leur façon de voir. L’habitude, pour elles encore, est une seconde nature.

Quelles sont les causes qui favorisent l’acheminement à la prostitution ? La puberté produit un certain déséquilibre dans le caractère et peut inciter la fillette non surveillée à des coups de tête dont elle sera la victime, dans les conditions sociales actuelles. Non pas que les sens soient éveillés, sauf chez quelques anormales qui présentent d’ordinaire, en même temps, de l’arriération mentale. On a remarqué, en effet, que ces arriérées ont souvent un développement sexuel précoce. Le sensualisme, plus précoce et plus accentué chez elles que chez les jeunes filles normales, n’étant pas contrôlé et freiné par l’intelligence, par une intelligence suffisamment développée, en fait de très bonne heure les victimes du premier malotru venu et, quelquefois, les proies des trafiquants de chair humaine. Prostituées et souvent délinquantes, ces malheureuses sont envoyées en maison de correction, quelques-unes plus tard en prison ; et elles achèvent de se corrompre dans ces établissements officiels. De toute façon, même si elles ont échappé aux mésaventures judiciaires, la paresse, l’insouciance, l’apathie les maintiennent dans la pratique habituelle de la prostitution ; elles peuplent les maisons de tolérance ; elles n’ont pas d’autre métier. Et leur ignorance, leur inintelligence, leur irresponsabilité en font les meilleures propagatrices des maladies vénériennes.

Mais toutes les autres adolescentes sont, elles aussi, exposées, si elles ne sont pas protégées. À la puberté, la fillette devient coquette, elle cherche à attirer l’attention masculine, elle est déjà une demoiselle, alors que le garçon n’est encore qu’un gamin qui n’a que rarement l’occasion et l’audace de passer à l’offensive de l’acte sexuel. La fillette, elle, n’a pas besoin d’être préparée à l’acte, elle n’a qu’à le subir. Elle est étonnée et flattée qu’un adulte, qui lui paraît bien supérieur par son âge, par sa situation lui fasse la cour, qu’un Monsieur lui présente ses hommages. Elle s’imagine connaître la vie, et cette prétention péremptoire la rend sourde aux avertissements. À cet âge tendre, beaucoup de fillettes ont besoin d’être protégées contre leurs imprudences et contre les tentatives de mâles lubriques. À vrai dire, il n’y a que le premier pas qui coûte, et l’habitude peut être vite prise par des fillettes irresponsables qui ne savent où elles s’engagent. La vie paraît si simple, elles sont courtisées et reçoivent des cadeaux. Mais encore, si elles sont capables de faire le saut toutes seules, faut-il, pour glisser à la prostitution, que le milieu, que l’entourage soient pour elles un encouragement, ou qu’elles soient entraînées par l’amant.

Les enquêtes faites à ce sujet montrent que, dans l’ensemble, les prostituées ont été déflorées entre 13 et 16 ans, c’est-à-dire au début de la puberté, quand la fillette n’est capable de faire aucun choix et qu’elle est une proie facile pour un mâle sans scrupules. Ce sont ces jeunes personnes qui fournissent d’ordinaire le troupeau des prostituées. Elles n’ont pas encore eu le temps de se créer une personnalité. Elles sont souvent peu intelligentes, ou en tout cas sans éducation, ou avec l’éducation d’un milieu spécial. Que feraient-elles en dehors du commerce de leurs charmes ? Elles n’y songent même pas, elles s’adaptent étroitement à ce genre de vie qu’elles continueront jusqu’à leur mort ou à la dé-

chéance complète, à moins que des circonstances exceptionnelles ne les tirent du milieu.

Plus avancées en âge, de quelques années seulement, elles seront mieux averties et ne succomberont pas si facilement, ou bien ce sera quelquefois, brutalement, sous le coup de causes extraordinaires, comme un bouleversement social, une crise économique violente, des chutes individuelles dans la misère. La plupart des femmes, qui ont été ainsi amenées à se prostituer après 20 et surtout après 25 ans, n’en prennent pas toujours irrémédiablement l’habitude. Elles en tirent ressource provisoire et accessoire, ou bien ce sera le moyen pour elles de satisfaire leurs ambitions.

Donc, pour éviter la chute dans la galanterie, la protection de l’adolescente est nécessaire, une protection affectueuse, c’est-à-dire surtout la protection maternelle. Or, dans un milieu tout à fait misérable, si, en outre, les parents sont alcooliques, s’ils sont très prolifiques – ce qui va ordinairement ensemble –, qui prendra le temps et la peine de s’intéresser à la conduite d’une fillette ? L’enfance a besoin d’être protégée. Or, dans ce milieu, la question de nourriture passe au premier plan : il faut vivre, et les aventures sexuelles n’ont pas beaucoup d’importance. La défloraison est souvent précoce ; elle est la conséquence d’amusements risqués avec des garçons du même âge. Sans compter les cas ou la mère, la sœur aînée sont débauchées, la promiscuité fait disparaître toute pudeur, la pudeur qui est la première réaction de défense de la vierge. La fillette a hâte de s’évader d’une famille où les liens affectifs n’existent pour ainsi dire pas, où la vie est pénible. L’ignorance de tout métier la met dans un état complet d’infériorité sociale. L’influence de camarades vicieuses, de quelques voisines dévergondées n’est pas contrariée ou empêchée par l’affection familiale. Le manque de scrupules des mâles fera le reste.

Ajoutez à cela l’envoi en apprentissage beaucoup trop tôt, l’initiation perverse de l’atelier, etc. La démoralisation se fait par l’affrontement de deux morales : celle de l’adolescence, naïve, imaginative et généreuse, et celle des adultes, réaliste, ironique et cynique. Et puis il y a l’exemple et l’encouragement de camarades plus âgées, qui, ayant des mœurs mercantiles et se sentant plus ou moins consciemment dans un état d’infériorité morale, cherchent à faire du prosélytisme parmi les jeunes. Sans compter, parfois, le maquerellage de quelques patronnes ou contremaîtresses.

Certaines professions exposent, plus que d’autres, les adolescentes. Dans quelques-unes (métier de mannequin, etc.), où les jeunes filles sont obligées d’avoir quelque élégance, interviennent l’insuffisance des salaires féminins et les tentations. Dans d’autres, les femmes sont soumises directement aux sollicitations des mâles (filles de salle, domestiques, etc.). Et, ici, la cause principale est l’immoralité des patrons. Ce sont eux qui sont responsables de la tenue de leur maison. Il y a des maisons bien tenues, et d’autres où le patron, afin d’attirer la clientèle, favorise les entreprises des galants. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte la lubricité des patrons eux-mêmes, qui cherchent à abuser de leur autorité pour assouvir leurs désirs. Et, enfin, dans le glissement à la galanterie, il faut considérer le rôle du suborneur, des proxénètes de toute espèce, y compris le jeune homme « du meilleur monde » qui entraîne la jeune fille dans les lieux de plaisir, dans les dancings, où la prostitution est considérée comme un moyen normal de gagner sa vie ; car l’opinion publique, l’opinion d’un milieu donné est le fondement de la morale de ce milieu.

Dans ces milieux de plaisir, l’alcoolisme joue un certain rôle, enlevant aux hommes et aux femmes le contrôle de leurs actes, les mettant à la merci de leurs impulsions, tout au moins faisant disparaître leurs