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vidu et pour un instant, la connaissance vulgaire, transmissible par le langage, suppose déjà un effort d’analyse et de généralisation qui permet à chacun de profiter des remarques d’autrui. Pour communiquer, il faut des signes compris par l’ensemble des membres d’une collectivité ; et ces signes supposent l’existence d’idées abstraites, résultat d’un travail effectué sur les impressions sensibles. Comme nous, l’animal attend les mêmes effets dans les mêmes conditions, il reconnaît les objets et agit en conséquence ; mais sa pensée conceptuelle reste à l’état d’ébauche et ne parvient pas à s’exprimer au moyen de signes intentionnellement fabriqués ; il s’arrête au stade des manifestations émotionnelles et spontanées du langage purement naturel. D’où la faible portée de ses prévisions et son impuissance à comprendre les situations un peu embrouillées. » Empirisme et rationalisme ont un tort commun, celui de ne pas descendre jusqu’à la réalité vécue. Avant d’être clairement conçus par la conscience, les principes existent sous forme de besoins vitaux. Ce sont des règles pratiques que l’on utilise, même sans en avoir une connaissance réfléchie, comme l’animal et l’enfant utilisent les muscles de leur corps, malgré une complète ignorance des données les plus élémentaires de l’anatomie. Ils ont une base organique et répondent à des dispositions durables du système nerveux. Et, parce que notre cerveau résulte d’une longue adaptation au milieu extérieur, parce qu’il a été modelé par la nature ambiante au cours de nombreux millénaires, ces lois de l’esprit n’ont rien d’arbitraire ; elles concordent avec les lois des choses. Mais, chez l’animal et même chez certains sauvages, ces principes ne s’intellectualisent pas : ils ne passent point du domaine de l’action dans celui de la théorie. Avant de parvenir à les formuler d’une façon précise, nos ancêtres les conçurent d’abord sous un angle théologique, puis métaphysique.

En définitive, la raison, telle que la conçoivent les penseurs actuels, n’est que la conscience des suprêmes règles et de la vie et du milieu où elle puise ses éléments primordiaux. Si elle se révèle pratiquement d’une efficacité merveilleuse, c’est parce que ses lois répondent à celles du monde et des choses. Ainsi apparaît clairement la fausseté des doctrines bergsoniennes qui lui dénient toute valeur représentative, toute valeur de connaissance. Cette conception d’une raison ayant de profondes bases physiologiques peut surprendre. Lorsqu’on rejette délibérément les chimères métaphysiques, elle s’impose pourtant.

Mais les biologistes contemporains connaissent encore si mal les fonctions du cerveau que l’on ne saurait donner de précisions anatomiques ou physiologiques sur ce sujet. Attendons, sans impatience, les futures découvertes des savants. Et soyons assurés que suivre la raison, c’est demeurer fidèle aux exigences de la vie et de la nature ; que la répudier, c’est oublier les primordiales nécessités que l’existence impose. Elle est devenue, pour nous, la grande faculté d’adaptation. « Dans les faits successifs, le cerveau humain s’arrête de préférence à ce qui se répète ; de l’enchevêtrement d’expériences multiples, il dégage, par une série de comparaisons, les traits communs et permanents ; puis il généralise et applique aux événements semblables les relations découvertes dans les cas déjà observés. Sous les diversités trompeuses recherchant toujours l’identique, il trouve dans ce qui fut les lois de ce qui sera, il devine le futur à l’aide du présent. Ses prévisions acquièrent une valeur prodigieuse et son pouvoir d’adaptation s’avère capable d’un développement illimité. » Malheureusement, nos contemporains, dans l’ensemble, se détournent volontairement de la raison pour demander aux mythes religieux, ou aux vaines promesses de charlatans prétentieux, d’illusoires et dangereuses espérances, qui les fascinent mais ne les sauvent pas. — L. Barbedette.


RAISON (du latin : Ratio). Faculté supérieure de l’esprit par laquelle nous percevons les rapports des choses, ou plutôt de ce que nous pouvons savoir d’elles. On oppose, d’ordinaire, la raison au sentiment, à la passion et aussi aux préjugés.

La Révolution française rendait un culte à la raison. C’était évidemment puéril ; la raison n’est pas une personne, mais une abstraction qui, n’existant pas hors de l’esprit humain, ne saurait être sensible à une manifestation quelconque. Ce que voulaient les hommes de 93, c’était, avant tout, frapper les masses encore barbares, leur apprendre à rejeter la religion et à n’admettre que ce qui est rationnel.

La raison est loin de gouverner les hommes. Depuis la guerre, tous les mysticismes ont pris un nouvel essor. Le vieux catholicisme trône aux cérémonies publiques, les églises se remplissent. Toutes les superstitions : spiritisme, occultisme, nécromancie, astrologie, envoûtement, ont leurs clients. Des intellectuels même officiels croient, aujourd’hui, qu’il existe des relations entre les astres et la destinée de chacun. Les guérisseurs qui chassent les maladies par l’imposition des mains ouvrent publiquement boutique, et les clients affluent ; on peut se croire revenu au Moyen Âge.

C’est que la raison est décevante. « Ce qu’il y a de plus malheureux dans la recherche de la vérité, c’est qu’on la trouve », a dit Rémy de Gourmont. Découverte triste : on découvre qu’il n’y a rien ; que notre vie, comme celle des animaux, a son temps, plus ou moins long, et qu’après c’est fini. Le vice comme la vertu, le travail comme la paresse auront le même sort, le fossé où tout disparaît. L’humanité ne veut pas admettre cette destinée misérable, et elle va aux aigrefins ou aux demi fous qui lui parlent de survie, de récompenses dans l’au-delà aux efforts de cette vie ; les malades, déçus par la médecine scientifique, vont aux charlatans qui les encouragent, leur assurent la guérison par un fluide spécial dont ils ont reçu le privilège. La réalité n’est pas modifiée. Le malade, s’il est vraiment tel, mourra en dépit des marchands d’illusions ; le mort ne se réveillera pas.

On peut soutenir que l’illusion, calmant moral, si elle n’a pas le pouvoir de modifier la réalité, n’en console pas moins pour quelque temps ceux qui vont vers elle. Mais, dans l’ensemble, la superstition fait infiniment plus de mal que de bien. Elle abêtit les hommes, elle les rend réfractaires au progrès et elle confère une autorité morale à des gens malhonnêtes prêts à tous les mensonges pour gagner de l’argent. L’humanité ne peut fonder d’espoirs qu’en la raison. C’est par la science que les conditions de la vie s’améliorent, que l’univers se révèle à nous, que les forces de la nature sont disciplinées pour le service des hommes. La science prolonge la vie ; elle arrivera – qui sait – à vaincre la mort, tout au moins à l’éloigner de plus en plus. La science sert aussi à tuer, et des esprits superficiels le lui reprochent. Ils ne réfléchissent pas que le coupable n’est pas la science qui n’est qu’une abstraction, mais les hommes qui sont criminels en se servant d’elle pour s’entre-détruire. — Doctoresse Pelletier.

RAISON, RAISONNEMENT, RAISONNABLE. L’étude de la raison présente la curieuse particularité du spectacle d’une faculté humaine sur laquelle l’accord des hommes cultivés paraît s’être réalisé, quant aux méthodes conditionnant son usage, et le spectacle d’un désaccord profond quant à l’origine de cette faculté et l’attribution du qualificatif de raisonnable aux œuvres humaines.

Autrement dit, depuis la plus lointaine Antiquité jusqu’à nos jours, les hommes ont pratiqué et perfectionné l’art de raisonner juste, sans avoir jamais su exactement ce qu’était la raison, et sans avoir pu reconnaître unanimement les actes raisonnables.