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Rien de plus démonstratif, en effet, que le spectacle lamentable des fonctionnements individuels et sociaux incohérents, illogiques et stupides, tandis que quelques clercs insolites enseignent, à des cerveaux depuis longtemps irrationnels, l’art des raisonnements parfaits.

Partout, l’erreur, la croyance, la superstition, le préjugé, l’illogisme, la contradiction, la mauvaise foi, la chicane, l’ergotage, le sophisme. Partout des heurts, des luttes, des oppositions, des batailles, sans que jamais les bellicistes songent à trancher leurs différends par l’expérience et par la raison.

Une question se pose alors : la raison existe-t-elle ? Si oui, qu’est-elle, quel est son pouvoir et que peut-on en attendre réellement ?

L’introspection ne nous donne aucune connaissance profonde de nous-mêmes. Nos pensées, nos jugements nous apparaissent formés d’éléments indivisibles que notre conscience groupe, compare, élimine ou choisit, sans connaître davantage la nature de ces éléments, ni le pourquoi des divergences profondes entre les diverses conclusions des raisonneurs. Chacun veut avoir raison, dit-on couramment. Et c’est tout.

L’échec de la méthode introspective vient de son impuissance à analyser les origines même de la pensée, conséquence inévitable de ce fait évident que la pensée ne peut s’analyser lorsqu’elle n’existe pas encore, et que le processus psychique ne peut s’exercer sur lui-même qu’à la condition d’être déjà de la pensée.

La méthode objective, au contraire, présente tous les avantages de l’application de la pensée à ce qui n’en est pas encore, mais en conditionne la formation et le développement. Cette méthode constate une relation entre la physiologie du système nerveux et les aptitudes psychiques. Dans l’échelle animale, les animaux à cerveau volumineux et à circonvolutions très développées sont relativement plus intelligents que ceux moins doués sous ce rapport. Ceux chez qui les localisations visuelles cérébrales se sont développées aux dépens des localisations olfactives ont également acquis une plus grande activité psychique. D’autre part, de multiples expériences anatomiques sur le système nerveux des animaux et de nombreuses observations pathologiques chez l’homme même démontrent que l’intelligence n’est qu’un fonctionnement d’un système nerveux, comme la chaleur animale est le produit d’une oxydation des aliments ingérés.

Le système nerveux se compose, dans sa combinaison la plus simple, d’une cellule sensorielle recevant les excitations extérieures, et d’une cellule motrice transmettant l’influx nerveux, créé par cette excitation, à une cellule musculaire. Les cellules nerveuses, ou neurones, sont formées d’une masse protoplasmique, entourée d’une sorte d’arborescence très compliquée, et d’un prolongement : le cylindraxe, atteignant jusqu’à un mètre de longueur, terminé également par de multiples ramifications. Dans un organisme compliqué, l’influx nerveux ne passe pas directement de la cellule sensorielle à la cellule motrice. L’ensemble du système est formé de plusieurs neurones, dont les arborescences s’enchevêtrent les unes les autres, formant autant de relais plus ou moins importants. Les cellules sensorielles aboutissent à la moelle épinière (premier relais) ; d’autres cellules nerveuses relient les divers étages de la moelle épinière entre eux, ainsi que ces divers centres nerveux avec les cellules motrices partant de la moelle. La voie ascendante sensorielle se prolonge jusqu’au bulbe rachidien, situé à la base même du cerveau, et qui constitue une sorte de centrale élémentaire du réseau nerveux. De ce centre important, d’autres neurones, ayant leurs terminaisons dans divers centres du cerveau moyen, forment également une deuxième centrale très importante d’où l’influx nerveux s’écoule plus ou moins violemment, soit dans la voie ascendante (raisonnement), soit dans la voie descendante (action).

Enfin, par l’intermédiaire de plusieurs neurones, la voie ascendante aboutit aux circonvolutions cérébrales, lesquelles forment un enchevêtrement prodigieux de cellules permettant les liaisons les plus compliquées, tandis que les cellules motrices forment un réseau se terminant aux cellules musculaires, réalisant l’action et le mouvement.

Les expériences nombreuses effectuées sur les animaux permettent, actuellement, d’affirmer que tous les organes des sens ont leur projection sur des surfaces déterminées du cerveau, y compris le sens interne, mais que ces surfaces ne sont point strictement limitées et qu’elles s’interpénètrent les unes les autres de telle sorte qu’un influx nerveux ne reste point limité à une zone particulière, mais se propage dans d’autres zones sensorielles.

Dans le fonctionnement de ce système nerveux excessivement compliqué, il faut distinguer les réflexes absolus ou innés (vies organique, instinctive, inconsciente et habituelle) qui s’établissent dès la formation du fœtus, bien avant la naissance de l’enfant, coordonnant entre eux les divers fonctionnements organiques formant la base même de toute l’existence animale de l’individu, ainsi que le mécanisme des habitudes et des tics, et les réflexes conditionnels formés ultérieurement sous l’influence d’excitations étrangères au fonctionnement strictement animal de l’être humain.

Sous l’influence des excitations extérieures, l’influx du réflexe absolu se prolonge dans la moelle et le bulbe et se transforme très rapidement en acte moteur. C’est là le réseau inférieur du système nerveux. Le réseau supérieur part des cellules sensorielles et, formant la voie ascendante, amène les excitations sensorielles en des régions particulières à chaque organe des sens. Ces régions sont qualifiées par Pavlov d’appareils analyseurs. Chaque excitation s’y diffuse, selon sa nature, et se propage par des voies créées antérieurement, ou dans des voies nouvelles, jusqu’au moment où cet influx se diffuse totalement (pensée pure, acte avorté) ou se concentre en un point quelconque du réseau central. Cette deuxième étape s’établit dans l’appareil déclencheur. Enfin, dernière phase du parcours de l’influx, celui-ci s’écoule par la voie formée dans l’appareil déclencheur, et l’appareil exécuteur (voie nerveuse descendante) transmet cet influx aux cellules motrices.

On conçoit qu’un tel parcours, une telle diffusion de l’influx nerveux à travers cette quantité prodigieuse de neurones ne s’effectuent point instantanément et que l’acte ultime, déterminé par ce travail, diffère qualitativement de l’acte déterminé par les réflexes absolus. Deux faits sont à retenir des expériences de Pavlov : la diffusion de l’influx nerveux et sa concentration. La diffusion est l’acte analyseur et discriminateur ; la concentration se traduit par l’acte moteur.

Ce qui démontre bien qu’il ne s’agit pas là d’une invention fantaisiste de physiologiste, mais bien de réalités expérimentales, c’est que, selon l’importance des ablations effectuées sur le cerveau d’un chien, son appareil analyseur ne peut plus discriminer les excitations, et l’animal, sensible au toucher, ne reconnaît plus une caresse d’une piqûre, ni un objet d’un autre, bien que percevant la masse de ces objets qu’il sait très bien éviter. De même, il différencie encore un son d’un autre son, mais pas un ensemble de sons d’un autre ensemble, et ne répond plus à son nom. Ceci nous montre que les automatismes, les réflexes inférieurs existent encore dans les centres inférieurs du système nerveux, mais que les réflexes supérieurs, créés dans les appareils analyseurs, n’existent plus.

Nous pouvons, maintenant, aborder l’étude de la formation de la pensée et, conséquemment, de la raison.

Dès la naissance, les réflexes absolus organiques s’adjoignent, progressivement, les réflexes sensoriels du réseau inférieur : réflexes cutanés, gustatifs, olfactifs,