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REL
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ligence ; en public, ils continuent d’approuver un culte, d’admettre un credo que leur esprit répudie secrètement.

L’élément affectif mérite d’arrêter particulièrement notre attention, car maints chercheurs estiment qu’en ses formes primitives la religion ne consista ni en mythes, ni en cérémonies, mais en émotions vagues et puissantes. Même aujourd’hui, pratiques et dogmes ne seraient que les symboles dont se revêt le sentiment. Déjà, nous trouvons le germe de cette doctrine chez Luther, et plus encore chez les piétistes, qui plaçaient la foi vivante et personnelle bien au-dessus des querelles théologiques ; des tendances de même ordre se sont fait jour, également, chez de nombreux mystiques. Mais c’est l’Allemand Schleiermacher qui, s’élevant contre l’intellectualisme, proclama avec le plus de force la royauté du sentiment, en matière religieuse. Et sa façon de voir s’est trouvée conforme à celle des psychologues qui accordent à la vie affective une primauté d’origine et de droit. Schleiermacher insistait sur le sentiment de dépendance ; d’autres partent d’angoisse devant les forces naturelles déchaînées ou devant l’énigme de la mort ; les partisans de la thèse sociologique invoquent l’exaltation collective, née de l’existence en commun. Chez les protestants, Ménégoz et Sabatier ont abouti, en s’inspirant de ces idées, à un système aujourd’hui très en vogue ; pour une notable part, le modernisme catholique découle aussi de la croyance au rôle primordial du sentiment.

En éloignant la religion de la sphère des vérités intellectuelles, on espérait la soustraire aux critiques de la raison ; devenue une affaire de cœur, elle échappait au contrôle de la science qui s’est montré désastreux en matière dogmatique. Le calcul était habile : le protestantisme s’en est trouvé rajeuni ; et, malgré les anathèmes du pape contre le modernisme, les apologistes catholiques s’efforcent maintenant de rendre la foi désirable et attrayante, plutôt que d’approfondir ses bases historiques ou rationnelles. En philosophie, les doctrines bergsoniennes et pragmatistes vinrent au secours du clergé, dans sa tentative pour discréditer la science et faire reculer l’intellectualisme. Eugène Ménégoz, étudiant le vieux dogme luthérien de la justification par la foi, déclarait que la foi, « consécration de l’âme à Dieu », reste indépendante des croyances. Elle garde sa valeur, même si les idées concernant dieu et Jésus-Christ sont erronées : « La nécessité de la foi, nous la maintenons en face du libéralisme. Quant à la nécessité de l’adhésion aux dogmes orthodoxes, nous la nions en face de l’ « orthodoxisme ». Ce qui nous sauve, c’est la foi et non l’acceptation de tel ou tel dogme, quelque vrai qu’il soit. »

De son côté, Sabatier ne voit dans les dogmes que des symboles déterminés par le milieu historique où ils sont nés : « Toute foi religieuse et morale s’enveloppe d’une forme intellectuelle pour se manifester et se propager. Mais cette forme intellectuelle est toujours fatalement inadéquate à son objet et, partant, symbolique : elle souffre avec le temps des interprétations ou des modifications profondes. » Les thèses de Ménégoz et celles de Sabatier s’adaptaient si bien qu’on les désigna toutes deux par un même terme : le symbolo-fidéisme. Libre de toute limitation intellectuelle, débarrassé de l’action restrictive et paralysante des dogmes, l’acte qui sauve est de l’ordre des sentiments. Cet acte n’aboutit d’ailleurs pas toujours à des réalisations pratiques, et il n’implique point obligatoirement la croyance précise et consciente à l’existence d’un dieu.

Volontiers, nous accordons que, ramenée à ce minimum, la religion perd une partie de sa malfaisance. Mais s’agit-il encore de religion ? Nous ne le pensons pas ; il s’agit d’affectivité seulement. De telles spéculations ont pour but de se persuader soi-même, et

aux autres, qu’on reste religieux alors qu’on ne l’est plus. « Les objets de croyance, remarque H. Delacroix, ne sont pas de pures figurations du sentiment, même si la croyance vient jusqu’à un certain point du sentiment. Il y a à la base de la religion, comme à la base du langage, ou de l’art, par exemple, un acte intellectuel. Le langage est d’abord, si l’on veut, l’expression naturelle d’émotions qui se dépensent en cris ou en gestes ; mais il ne devient vraiment langage que par l’imitation volontaire de soi-même, et quand on a traité ces cris et ces gestes comme l’équivalent de ces émotions, comme leurs symboles, et quand on imagine un système qui commande ces symboles. De même, l’émotion ne devient religieuse que par l’acte de l’esprit qui lui confère sa valeur, qui l’oriente et qui la situe, dût cet acte être enfermé dans cette émotion, et ne point paraître à part d’elle. La raison et la passion collaborent dans la fabrication de l’absolu. »

Si le modernisme catholique fut d’abord une école de critique des livres saints et de la doctrine scolastique, il s’efforça aussi de dégager la foi du dogmatisme théologique. Symboles passagers d’une vérité qui les déborde et qu’ils ne sauraient exprimer d’une façon adéquate, les dogmes sont modifiables ; ils doivent être pensés d’une façon différente selon les époques. « Les Pères et les Conciles, écrit Leroy, ont assurément dogmatisé en fonction de la philosophie alors régnante : le dogme n’est point lié pour cela à telles ou telles formes de la représentation théorique. » D’une manière plus explicite encore, il déclare : « La foi se pense en fonction de toutes les philosophies avec lesquelles elle se trouve en contact, soit pour s’harmoniser avec elles, soit pour s’en dégager, et elle cherche ainsi à entrer en contact avec toutes les philosophies qu’élabore successivement l’esprit humain. » Objet d’expérience morale et non matière de science ou même d’histoire, au sens propre du mot, la foi oblige la théologie à réviser ses formules, lorsqu’elles ne répondent plus aux nécessités du temps.

Mais, contrairement aux protestants, les modernistes catholiques reconnaissaient l’autorité de l’Église romaine et voyaient dans les pratiques cultuelles et les dogmes le développement régulier de la vie chrétienne. Avec une franchise méritoire, Loisy a déclaré, depuis, qu’il était bien difficile de donner aux croyances traditionnelles un sens acceptable par les penseurs modernes : « À vrai dire, j’aurais été moi même fort embarrassé si l’Église, au lieu de me condamner, m’avait laissé développer mes spéculations sur les dogmes et la foi, et qu’elle m’eût mis en demeure de préciser ce que décidément j’enseignerais à sa place. Tout en voyant la caducité des vieilles croyances, je me faisais l’illusion de penser que l’on pourrait continuer à se servir des antiques formulaires en les interprétant plus ou moins en symboles. Mais c’était là une complication assez superflue, et même dangereuse, quand les symboles suggèrent des idées fausses. Il m’aurait donc fallu prier l’Église de n’enseigner plus son Dieu créateur du monde, etc… »

C’est d’ailleurs une illusion commune à tous les modernistes, qu’ils soient chrétiens, bouddhistes, musulmans ou juifs, de croire que la société dont ils sont membres est assoupie seulement, et qu’elle peut sortir de sa léthargie. La condamnation par le pape de Loisy, de Tyrrell et des chercheurs qui suivaient leurs directives mit fin à tout essai de réforme dans le catholicisme. Pourtant, l’histoire constate que la religion n’a jamais eu de meilleur auxiliaire que le sentiment, lorsqu’elle fut menacée par la philosophie rationaliste, la science ou les transformations survenues dans la vie sociale. Rappelons l’influence de François d’Assise, en Occident ; celle d’Honem, qui s’exerça parmi les bouddhistes japonais presque à la même époque ; celle de Gazali chez les musulmans. Et l’on voit, durant les