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REL
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périodes de crise religieuse, se multiplier les manifestations d’une mysticité qui s’apparente souvent à l’érotisme.


Ni le sentiment, ni la raison n’interviennent, d’ailleurs, chez de nombreux croyants, disons même chez la plupart ; fille de la contrainte ou du conformisme, leur foi reste implicite et collective. Durkheim a bien mis en lumière cet aspect social de la religion. « Les phénomènes dits religieux, affirme-t-il, consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets donnés dans ces croyances. Subsidiairement, on appelle également phénomènes religieux les croyances et les pratiques facultatives qui concernent des objets similaires ou assimilés aux précédents. » Résultat d’une contrainte exercée sur ses membres par la collectivité, la foi serait une « philosophie obligatoire » associée à des pratiques obligatoires, elles aussi. Sentiments de respect, de dépendance, de crainte, d’amour qui surgissent dans les consciences individuelles proviendraient de cette suggestion sociale. Si la foi personnelle et volontairement acceptée existe à l’époque où les religions se forment, elle devient très rare par la suite. Croyances et pratiques sont imposées du dehors, par le groupe, grâce à une contrainte tantôt insinuante, tantôt impérieuse.

Il n’est aucunement nécessaire d’accepter les idées de Durkheim pour constater que la pression sociale, les habitudes traditionnelles, les mœurs, les institutions constituent les meilleurs soutiens des cultes établis. Dans les pays chrétiens, les autorités ecclésiastiques pourchassèrent avec une incroyable férocité, aussi longtemps qu’elles disposèrent des bourreaux et des juges, ceux qui s’écartaient de la foi commune. Prison, torture, galères, mort furent les sanctions ordinaires de manquements, même minimes, aux prescriptions du code religieux. Aujourd’hui, les prêtres continuent, dans la mesure du possible, à susciter mille embarras, à rendre la vie pénible à celui qui refuse de se soumettre à leurs injonctions. Le conformisme routinier, outre qu’il procure à l’individu la bienveillance des croyants, convient à la paresse intellectuelle, à l’inertie mentale du grand nombre. Étudier, réfléchir pour se faire des conceptions raisonnées, la plupart ne l’essayent pas ; imiter servilement, penser et agir sur le modèle des autres leur semble moins dangereux et moins fatigant. Absorbé par le groupe dont il n’est plus qu’un rouage, soumis d’avance à tout ce que décrète l’autorité, l’individu se borne à croire sans chercher à comprendre, à obéir aveuglément.

En Russie, la religion disparaît assez vite, depuis que les popes ne sont plus soutenus par les pouvoirs publics : preuve que le sentiment religieux n’a ni la profondeur, ni l’étendue que les thuriféraires de l’Église lui attribuent. Et nous pouvons sourire lorsqu’on objecte les conversions survenues, au cours des quarante dernières années, parmi les poètes et romanciers bourgeois. N’ayant pas besoin de travailler pour vivre, et ne trouvant pas en leur âme un amour de l’idéal assez vif pour se consacrer à la réalisation d’une belle œuvre, ces désenchantés se tournent vers le passé et prônent la tradition. Ils ferment volontairement les yeux sur les bons côtés de notre époque, se prétendent dégoûtés de la raison. Lorsqu’on s’avise d’examiner la conduite privée de ces nouveaux catholiques, on s’aperçoit qu’elle est aussi vicieuse après leur conversion qu’avant, qu’ils restent coutumiers des mêmes débauches, des mêmes orgies ; si le nom du Christ est sur leurs lèvres, ses enseignements ne sont point descendus dans leur cœur. Signalés par la presse, ouvertement ou secrètement favorable au clergé dans son ensemble, loués par les revues bien-pensantes et les critiques en renom, ils ont vu croître leur notoriété littéraire ; les grands éditeurs ont accepté leurs plus médiocres productions ; cercles

mondains et salons de l’aristocratie les ont reçus à bras ouverts, même si leur nom manque de particule. Voilà l’unique résultat tangible de leur conversion !

Mais devant celui qui a l’audace de rompre avec l’Église, toutes les portes se ferment hermétiquement. Un silence glacial, discipliné, accueille ses meilleurs ouvrages. J’en ai fait personnellement l’expérience ; beaucoup d’autres l’ont faite aussi qui ont préféré la vérité à la gloire, la pauvreté libre à la servitude dorée. Perte du sens critique, complaisance marquée pour l’erreur utile, besoin de consolantes illusions, telles sont les causes profondes des conversions religieuses chez les intellectuels ; quand elles ne découlent pas des oscillations cyclothymiques, des alternatives de dépression et d’excitation, si fréquentes chez beaucoup de personnes. Avec raison, Janet observe que les convertis cités par W. James sont souvent : « des déprimés méconnus, qui, au cours de cérémonies religieuses, sous des influences quelconques, présentent des phénomènes d’excitation plus ou moins durables et des sentiments de joie ineffable ».



Abordons maintenant le problème si difficile de l’origine première des religions. La solution donnée par les théologiens fait sourire le chercheur impartial, tant elle s’avère naïvement enfantine. Dieu serait entré en communication avec des hommes privilégiés, pour leur enseigner les vérités qu’ils devaient croire et les préceptes qui serviraient de règle à leur conduite. Selon la Bible, Yahvé révéla à nos premiers parents qu’il était leur créateur et leur maître suprême. Plus tard, Moïse eut des rencontres avec l’Éternel sur le Sinaï, où il reçut de lui les tables de la loi. C’est de la nymphe Égérie que le roi de Rome, Numa Pompilius, apprit le secret des rites qui permettraient d’honorer dignement les dieux. Le prince babylonien Hammurabi recevait du dieu Schamach de longues recommandations. Mahomet fut investi de sa mission par l’ange Gabriel ; et cet esprit continua de l’inspirer dans la composition des maximes et des discours qui, depuis, ont constitué le Coran. Bien qu’il soit un homme et ne possède pas les attributs réservés aux dieux, le Bouddha est une incarnation passagère et renouvelable de la sagesse souveraine qui vient instruire les habitants de la terre. Pour les chrétiens, Jésus est un dieu qui a pris la forme humaine, afin que nous le comprenions mieux. Plus près de nous, Swedenborg, Allan Kardec, Hélène Blavatsky, le père Antoine et beaucoup d’autres ont fondé des sectes religieuses, à la suite de communications avec des entités spirituelles ou des esprits désincarnés.

À côté de la révélation proprement dite, les théologiens font une place à l’inspiration. Cette dernière consiste dans une intervention divine qui fait éviter toute erreur à l’écrivain sacré et lui indique ce qu’il doit dire. « Les conditions dans lesquelles elle se présente, remarque Guignebert, la rendent bien plus facile à accepter que la féerie d’une apparition divine, et elle vaut encore quand, décidément, il est devenu trop malaisé d’accepter l’intervention personnelle et en quelque sorte matérielle de Dieu. D’autre part, elle se justifie sans peine : une idée nouvelle et féconde, qui donne une forme nette à un désir ou à une aspiration de l’ambiance religieuse où elle se produit, un bon conseil, que les événements ratifient, une prévision heureuse, ou facile à accommoder avec ce qui arrive, un trait exceptionnel de sagesse ou de génie, sont toujours revêtus, au jugement des hommes de foi, des caractères de l’inspiration divine. » Si les Grecs venaient à Delphes consulter la pythie, c’est qu’ils la croyaient inspirée par Apollon, durant son délire sacré. Sibylles, devins parlaient ou écrivaient au nom des dieux, chez les anciens. Les premiers chrétiens attribuaient à l’action du Saint-