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REL
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rir, il faut qu’il se contente des restes de ses maîtres ; pour se vêtir, il reçoit leurs vieux habits. S’il prétend donner des avis aux brahmanes, « que le roi lui fasse verser de l’huile bouillante dans la bouche et l’oreille » ; s’il insulte l’un d’eux, il mérite d’avoir la langue coupée ; s’il profère des outrages à l’adresse de leur caste, on enfoncera dans sa bouche un stylet rougi au feu et d’une longueur de dix doigts. Au XVIIIe siècle, les hommes des classes supérieures pouvaient encore tuer tout soûdra qui osait les regarder en face. Une religion qui aboutit à des excès pareils est indéfendable ; et cet exemple montre jusqu’où va l’outrecuidance cléricale, lorsque les prêtres commandent souverainement.


Moralement supérieur au brahmanisme d’où il est sorti, le bouddhisme rejette l’odieux système des castes. « La doctrine que j’enseigne, disait son fondateur, ne distingue pas entre les grands et les petits, les riches et les pauvres. Il n’y a en soi ni préférence, ni aversion pour qui que ce soit. Nous devons notre amour à tous les êtres, et celui qui a de la haine pour ses semblables se hait lui-même. Si les hommes font le mal, c’est par ignorance. Il faut donc avoir compassion d’eux et les éclairer. » Une charité qui ne distingue pas entre les hommes et qui s’étend à tous les êtres, même aux animaux, voilà ce que Gautama conseillait à ses disciples. Bien avant l’Évangile, il avait énoncé cette maxime que les chrétiens admirent : « Aimez-vous les uns les autres. » Forme du renoncement à soi-même, antidote de l’égoïsme comme le mépris des plaisirs sensuels, cette charité garde d’ailleurs un caractère plutôt passif.

Hostile au ritualisme brahmanique et aux prétentions des prêtres, le bouddhisme primitif n’admit ni sacerdoce, ni sacrifices ; il ne se préoccupa même pas de l’existence des dieux, et l’on a pu dire de lui qu’il fut, à l’origine, une religion athée. Comment éviter les renaissances et supprimer la douleur ? Tel était le problème que se posait Gautama et qu’il parvint à résoudre après de longues années de méditation. Partout règnent la misère et la souffrance. Nous ne mourons que pour renaître et ne naissons que pour mourir. Nos existences découlent les unes des autres ; les événements de notre vie actuelle récompensent ou punissent les actions accomplies dans une existence antérieure ; ce qui adviendra plus tard sera la conséquence de notre manière de vivre présente. Bonheur, malheur que l’homme éprouve aujourd’hui résultent, le premier du bien qui ennoblit son âme, le second du mal qui la souilla au cours de ses vies transitoires. Atteindre au repos, arriver après l’expiation définitive au terme de nos pérégrinations, voilà le désir de nos esprits las. Et, justement, Bouddha connaît la route qui conduit au calme suprême, au bienheureux nirvâna.

Tuer le désir de vivre, non par le suicide qui n’arrête point la série des renaissances, mais par un renoncement total, par un ascétisme qui n’a pas besoin d’être inutilement cruel, c’est, assure Cakyamouni, le bon moyen d’entrer dans l’absolu repos. Ayant constaté que « la soif de l’existence » s’avère la cause primordiale de nos multiples peines, il ajoute : « Voici la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas place. » Sur la vraie nature du nirvâna, les érudits discutent, sans parvenir à se mettre d’accord. Pour y entrer, l’extirpation totale du désir de vivre est requise ; une extirpation partielle achemine vers la délivrance finale et permet de renaître dans le corps d’un sage. Ajoutons que le bouddhisme préfère la douceur aux austérités physiques, contrairement au jaïnisme, une autre réforme du brahmanisme prêchée par Mahâvira, qui vivait encore, probablement, à l’époque où Gautama recrutait ses premiers disciples.

Le système que nous venons d’exposer n’a rien de

théologique, on en conviendra. Et le Râmâyana résumait l’opinion de beaucoup en déclarant : « Comme apparaît un voleur, ainsi est apparu Bouddha ; sache que c’est de lui que l’athéisme est venu. » Accusation injurieuse sous la plume de l’auteur, mais qui se transforme en magnifique éloge lorsqu’elle tombe sous les yeux du penseur indépendant. Hélas ! Comme les autres religions, le bouddhisme devait donner asile, par la suite, à d’innombrables superstitions. Son fondateur est devenu un dieu ; ses pagodes regorgent d’idoles : ses moines cupides et menteurs s’enrichissent par la vente d’amulettes et de bénédictions.

Concernant la vie de Gautama, dit le Bouddha Cakyamouni, histoire et légende se mêlent si intimement qu’il est impossible de dégager, clairement, la part de vérité contenue dans les traditions recueillies par les auteurs des livres sacrés. Il serait né vers 520 avant notre ère ; son père, roi de Kapilavastu, voyait en lui son successeur et le chérissait tendrement. Mais, à 29 ans, le prince Siddharta renonça brusquement au monde, malgré les supplications de sa famille, et résolut de se consacrer entièrement au bien des hommes. Cette décision aurait eu pour point de départ les rencontres successives d’un vieillard infirme, d’un malade laissé sur le bord de la route, d’un cadavre : rencontres qui lui suggérèrent d’amères réflexions sur la vanité de l’existence et le remplirent d’une commisération immense pour ses frères terrestres. Il se retira dans les forêts, où séjournaient des moines pénitents et des philosophes de diverses sectes. Après des recherches poursuivies durant plusieurs années, il découvrit la doctrine qui devait immortaliser son nom.

Bouddha parcourut alors le nord de l’Inde, semant partout l’espoir de la délivrance finale. Il mourut à 80 ans, sur le bord d’une rivière, après s’être couché sur le côté droit et avoir étendu ses pieds entre deux arbres. Et la légende ajoute qu’il « se releva ensuite de son cercueil pour enseigner les doctrines qu’il n’avait pas encore transmises ». On croit à l’authenticité, au moins partielle, des paroles émouvantes qu’il aurait prononcées à Bénarès et qui annoncent le sermon sur la montagne de notre Évangile.

Le christianisme doit-il quelque chose à la religion de Gautama ? Plusieurs l’ont pensé ; mais nous manquons de documents sérieux permettant de l’affirmer d’une façon catégorique. Néanmoins, nous constatons que l’Église catholique a inscrit Bouddha parmi ses bienheureux, sous le nom de saint Josaphat : la comparaison entre la vie de ce dernier et celle de Gautama, ainsi que les détails historiques et géographiques donnés par les hagiographes le démontrent péremptoirement.

Dans l’Inde, le bouddhisme se propagea très vite ; au IIIe siècle avant notre ère, le roi Açoka l’introduisit à Ceylan et envoya un peu partout des missionnaires de la nouvelle religion. Toutefois, les brahmanes persécutèrent les fidèles de ce culte rival d’une façon si sanguinaire, et avec tant de persévérance, qu’il disparut de la région où il avait pris naissance. La place considérable faite à l’ascétisme et à la magie par certaines sectes provoqua aussi des querelles, qui contribuèrent à accélérer la ruine du bouddhisme dans l’Inde. Par contre, il s’installa d’une façon durable à Ceylan, en Birmanie, au Siam, en Indochine, au Tibet, en Chine, au Japon ; il compte, à l’heure actuelle, plus de 500 millions d’adhérents. Presque toujours, il s’associe à des cultes locaux : en Chine, il vit en bonne intelligence avec le confucianisme ; au Japon, les temples du shinto sont aussi les siens, très souvent. Avec sa multitude de couvents, son culte des reliques et des nuages, son ritualisme magique, les folles cruautés de ses ascètes, les mesquines rivalités de ses nombreuses sectes, le bouddhisme n’est, depuis longtemps, qu’une grotesque caricature de la religion prêchée par Gautama.