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paranoïaques, ceux qui souffrent d’une forme cyclique et ceux qui n’ont qu’une intelligence débile, sont impénétrables pour les chats-fourrés qui méconnaissent totalement leur « irresponsabilité ». Pourquoi les gens de justice se hasarderaient-ils d’ailleurs hors du code et de leurs habitudes, et risqueraient-ils de perdre leur tranquillité ? Au surplus ils ne sont pas du tout préparés à juger les hommes de ce nouveau point de vue.

Lorsque le déterminisme scientifique commença à devenir à la mode, il y a une cinquantaine d’années, non seulement la responsabilité des déficients mentaux fut mise en question, mais celle de tous les hommes. Puisque tous nos actes sont déterminés par l’hérédité, par l’éducation, par le milieu, par les conditions économiques, par les circonstances, etc., il n’y a plus de liberté, partant plus de responsabilité. Dans les nouvelles théories l’hérédité surtout prenait un caractère fataliste. Comment les individus auraient-ils pu se déprendre du destin qui pèse sur eux ?

La question du libre arbitre revenait sur l’eau, comme au temps où les théologiens se demandaient si l’homme était dès sa naissance condamné à l’Enfer ou promis au Paradis, puisque Dieu dans sa Sagesse suprême possède entièrement la connaissance de l’avenir.

Le problème ainsi posé est d’ordre métaphysique. Il n’y a pas de liberté absolue, il n’y a pas non plus de fatalisme. Même dans l’ensemble des phénomènes naturels il n’y a pas de déterminisme uniforme, sinon il n’y aurait aucune différenciation. En tout cas le déterminisme des animaux est de moins en moins étroit, au fur et à mesure que dans l’échelle des espèces l’intelligence se développe et devient à son tour capable de réagir de différente façon. Chez l’homme en particulier, où la possibilité des coordinations cérébrales est immense, le domaine des réflexes conditionnés est extrêmement vaste, les réponses aux excitants sont multiples et variables, si bien que le fatalisme héréditaire disparaît.

L’hérédité reproduit, d’une façon imprévisible, les caractères morphologiques (traits et stature) d’un mélange d’ancêtres, elle reproduit d’une façon moins stricte leurs tendances fonctionnelles et leurs tendances affectives (sentiments) ; mais les coordinations cérébrales ne sont d’ordinaire transmises que d’une façon assez floue (aptitudes) et sont capables, sauf exceptions, de varier sous l’influence de l’éducation et du milieu, sous l’influence aussi de la propre curiosité de l’individu (goûts sensuels, esthétiques, intellectuels, moraux). Dans le domaine des goûts ceux qui sont acquis l’emportent de beaucoup sur ceux qui peuvent être hérités.

Chaque être humain a, dès la prime enfance, le désir de savoir. Savoir c’est conquérir une plus grande puissance sur les choses et sur soi-même, c’est acquérir un plus grand champ d’action, c’est arriver à mieux comprendre les conséquences de ses actes. Or nous ne sommes responsables que dans la mesure où nous nous rendons compte des conséquences de nos actes, non seulement des conséquences matérielles, mais aussi, ce dont il est plus difficile de se rendre compte, des répercussions morales et affectives. Donc savoir, en augmentant nos capacités, élargit notre responsabilité.

D’autre part l’exercice intellectuel renforce l’intelligence. Un cerveau plus développé donne à l’individu plus de pouvoir pour maîtriser les impulsions, c’est-à-dire lui donne le temps de comparer et de choisir. Celui qui se laisse aller à ses impulsions, sans prendre la peine de réfléchir, n’est qu’un esclave ; il obéit à un déterminisme grossier et automatique. A l’encontre de ces anarchistes par trop simplistes qui, il y a quelque trente ans, s’imaginaient que « vivre sa vie » — formule sommaire, variable selon la conception de la vie et faisant dépendre celle-ci, en définitive, ou des instincts ou de la fantaisie — était une formule de libération, les hommes vraiment affranchis ont plus d’ambition, ils

prétendent réagir contre leur propre automatisme, ils se sentent capables de réagir aussi contre l’éducation reçue et contre le milieu, ils savent pourtant qu’ils ne sont pas libres au sens métaphysique du mot et qu’ils ne peuvent s’évader hors de la mêlée, mais ils s’efforcent d’accéder à un déterminisme plus conscient et plus affiné, et par conséquent plus varié, plus étendu.

L’intelligence augmente la liberté, une liberté toute relative. Mais cette liberté se heurte à celle d’autrui et à l’organisation sociale. Que fera l’homme intelligent ? Sera-t-il le contempteur des lois et de l’opinion, ou bien vivra-t-il dans un conformisme commode et de tout repos ? Sera-t-il bienveillant et généreux à l’égard de ses semblables, ou bien sera-t-il âpre en affaires et ira-t-il jusqu’à pratiquer l’escroquerie ? L’intelligence ouvre toutes ces voies.

Si l’on met à part l’influence de l’éducation et du milieu, l’orientation dépend plutôt de l’affectivité. L’égoïste, c’est-à-dire celui dont l’affectivité est peu développée, met son intelligence au service de ses appétits et ne s’inquiète guère d’autrui. Il s’inquiète seulement des conséquences dommageahles pour lui-même, il se gare des réactions des autres, s’ils sont plus puissants que lui, et des sanctions légales. Il pratique au besoin un conformisme religieux et nationaliste qui le range parmi les gens bien-pensants et le met à l’abri des suspicions policières.

C’est à l’égard du plus grand nombre de ces gens-là que les sanctions légales sont utiles dans le système social actuel, où le mercantilisme a hesoin d’être endigué. Elles les obligent à rester dans certaines limites, dans les limites du code. Elles ne sauraient sans doute les empêcher d’exploiter les faibles, mais elles s’opposent à la pratique habituelle et constante de l’escroquerie avérée. Pourtant dans la catégorie des escrocs elles ne peuvent pas atteindre les plus habiles et les plus chançards, comme les spéculateurs à la façon d’Ivar Kreuger. Les plus intelligents des égoïstes se gardent bien d’ailleurs de se risquer dans des aventures mesquines. Les grands ambitieux par exemple, si égoïstes, si avides, si orgueilleux qu’ils soient, savent pratiquer une affabilité de politesse, simuler le désintéressement pour les jouissances matérielles, mépriser hochets et décorations, mais n’hésitent pas à sacrifier l’amitié et l’affection à leur arrivisme et à leur désir de domination ; leur politique ne s’embarrasse d’aucun scrupule.

Quant à ceux des égoïstes, qui ne sont pourvus que d’une intelligence débile ou médiocre, ils sont les esclaves de leurs appétits immédiats. Mais ils se heurtent à chaque instant à autrui qu’ils finissent par considérer comme leur ennemi, un ennemi à qui ils ont de la joie à causer dommage et souffrance. Cependant on peut en dresser un certain nombre, grâce à une éducation stricte, qui comporte des punitions et qui les habitue à la responsabilité de leurs actes. Il n’y a qu’à observer ce que deviennent les enfants gâtés, à qui on passe tous les caprices. Ceux qui sont doués de quelque affectivité s’adaptent, après quelques heurts, à la vie sociale. Les égoïstes deviennent des adultes autoritaires, insupportables et sans scrupules.

L’avidité peut avoir pour but, soit les jouissances immédiates, soit le désir d’ostentation (vanité), soit celui de domination. C’est l’égoïsme, c’est-à-dire le manque d’affectivité et le mépris d’autrui, qui fait glisser l’avidité vers la délinquance. Il faut y ajouter souvent la paresse, le dégoût de l’effort, le désir de la vie facile, ce qui est une des causes de la glissade à la prostitution ou bien de nombre de délits commis par des fils de famille. Ne parlons pas maintenant des pauvres diables, qui sans doute peuvent être, eux aussi, égoïstes, avides, paresseux, mais pour qui la misère et l’inégalité sociale sont les causes principales de délinquance — comme c’est aussi le cas pour la prostitution. En dehors des causes économiques, c’est en fait l’égoïsme qui favo-