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la possibilité et, dans ce cas, prévoir que, cédant à la peur de se voir enlever, par la révolution, leurs biens et la vie, les détenteurs du capital et du pouvoir estiment prudent et sage de renoncer aux profits du capital et aux avantages du pouvoir, plutôt que de courir le risque d’en être dépossédés par la violence révolutionnaire ?

Le champ des hypothèses est incommensurable ; ne nous arrêtons pas sur cette voie. Poussons plus avant nos pas dans le domaine des conjectures. Nous venons d’attribuer de l’intelligence aux puissants et aux fortunés. Soyons généreux : accordons-leur aussi de l’équité, de la mansuétude, de la bonté. Les voici équitables : à comparer l’oisiveté opulente dans laquelle ils sont installés à la vie de travail et de privations à laquelle se trouve inexorablement condamnée la fraction, de beaucoup la plus nombreuse, de la population, les privilégiés finissent – supposons-le – par être frappés de cette inégalité par trop choquante. S’ils réfléchissent quelque peu, ils découvrent, non sans une certaine honte mêlée de quelques remords, que leur oisiveté et leur opulence sont faites de l’activité et de l’indigence des travailleurs. Leur cœur s’émeut, le sens de la justice s’éveille en eux. Ils tentent de soulager les infortunes qui les avoisinent. Mais ils ont tôt fait de constater que l’effort de leur charité ne parvient pas et ne saurait arriver à étouffer, même faiblement, les lamentations et les cris de détresse qu’exhale le gouffre trop large et trop profond de la douleur humaine. Sous le coup de ces désolantes constatations, leur cœur d’abord pénétré de l’amour de la justice, ouvert ensuite à la pitié, incline enfin vers la bonté. D’une part, l’esprit de justice qui gît au fond d’eux-mêmes les a conduits à reconnaître qu’il est monstrueux que certains jouissent du superflu, tandis que d’autres sont privés du nécessaire, que le droit à la vie est imprescriptible et que la vie exige que chacun mange à sa faim, soit proprement vêtu, confortablement logé, convenablement cultivé et pourvu d’une part suffisante d’affection et de tendresse ; d’autre part, les sentiments de bonté, qui sont le complément de ceux d’équité, et qui, peu à peu, envahissent leur cœur, les amènent à voir dans tous les hommes leurs frères, dans toutes les femmes leurs sœurs, dans tous les vieillards leurs parents, dans tous les petits leurs enfants, et à remplir envers eux les devoirs de solidarité que comportent les liens unissant tous les membres de la même famille. Ils s’élèvent ainsi peu à peu jusqu’au niveau de la plus haute moralité. Cette ascension les éclaire sur l’immoralité foncière d’une organisation sociale qui accorde tout aux uns et refuse tout aux autres, qui permet à une poignée de privilégiés de confisquer à leur profit tous les avantages que confèrent le Pouvoir et la Fortune, tandis qu’elle accable les seconds sous le fardeau des servitudes et des spoliations. Le jour, enfin, se lève où, écoutant les conseils – mieux : les ordres – de leur conscience éprise de justice et cédant aux appels de la bonté dont la douceur fait tressaillir leurs entrailles, ils abandonnent solennellement et d’un commun accord les richesses qu’ils possèdent et l’Autorité dont ils sont investis. L’abdication des intelligents a été dictée par la crainte de se voir emportés, eux, leurs richesses et leur pouvoir, sous le souffle irrésistible de la tempête révolutionnaire, le renoncement des bons a été dicté par la justice et la mansuétude, le résultat est le même : c’est la transformation sociale s’accomplissant sans l’intervention de la force brutale et sanguinaire ; c’est la révolution pacifique se réalisant sans violence, en douceur, puisque tout ce qu’ils réclament leur étant bénévolement accordé, les mécontents, obtenant pleine et entière satisfaction, n’auront pas à employer la violence pour le conquérir.

Malheureusement, des hypothèses ouvrant de si ma-

gnifiques perspectives ne sont que des conjectures gratuites qui ne résistent pas deux minutes à l’épreuve de l’expérience et de la raison. L’expérience dépose contre leur vraisemblance et la raison proclame leur inadmissibilité. Aussi, ne me suis-je laissé aller à formuler ces suppositions que dans le but de faire remonter – comme il est juste de le faire – la responsabilité de la violence en cas de Révolution jusqu’à ceux desquels, seuls, il dépend que celle-ci soit ou pacifique ou violente. Que les défenseurs du capital consentent à restituer à la communauté le sol, les moyens de production, de transport et d’échange qu’ils ont accaparés par la rapine, la conquête, le vol, la fraude, l’exploitation du travail d’autrui, le détroussement méthodique de l’épargne, la spéculation et les mille autres formes de la spoliation, et il ne sera pas nécessaire de recourir à la violence pour les leur arracher. Que les gouvernants, et tous ceux qui en sont les serviteurs, les soutiens et les partisans, se résignent à abandonner volontairement les postes qu’ils occupent, qu’ils renoncent aux fonctions qu’ils remplissent, qu’ils cessent de se raccrocher à l’Autorité qu’ils détiennent, et point ne sera besoin, pour les en déposséder, de faire appel aux moyens violents.

Le problème si délicat et si controversé de l’emploi de la violence en période de transformation, c’est-à-dire de révolution sociale, se trouve ainsi posé dans les termes les plus simples et les plus précis, et sa position établit, de la façon la moins contestable, que sa solution tout entière se trouve, non pas, comme on est porté à le croire, entre les mains du prolétariat qui réclame le bien-être et la liberté auxquels il a droit, mais entre les mains de la bourgeoisie possédante et gouvernante qui peut, à son gré, accorder ou refuser l’exercice de ce droit au bien-être et à la liberté. Est-ce clair ? Comprend-on que si, au lieu de se faire sans effusion de sang – ce qui est désirable, mais me semble impossible – la révolution sociale s’accompagne de violence, la véritable responsabilité de cette violence sera imputable à ceux qui, par leur manque de lucidité et d’altruisme, auront rendu nécessaire le recours à celle-ci ?


La Révolution sociale exige une préparation sérieuse. — Toute Révolution doit être l’objet d’une préparation méthodique et de durée plus ou moins longue. Plus est considérable l’œuvre à accomplir, plus est élevé l’enjeu révolutionnaire et plus cette préparation exige de soins et de temps. Les conspirateurs qui ourdissent un complot ont le devoir de prévoir le plus et le mieux possible tout ce qui peut advenir. Cette tâche leur est rendue possible par le fait que le complot se limite ordinairement à un petit nombre de conspirateurs dont les principaux s’érigent en chefs, ont à prendre toutes décisions, dispositions et mesures propres à en assurer le succès. Le jour, l’heure, les mots d’ordre, les lieux de concentration, la répartition des forces, la distribution des postes, les mouvements à exécuter, les précautions à prendre, les modifications à prévoir, les manœuvres à contrecarrer, les résistances à briser, les complicités à s’assurer, les concours à acquérir, tous ces détails sont l’objet, de la part des promoteurs et des bénéficiaires éventuels du complot, d’une étude attentive aboutissant à un plan qui, autant que faire se peut, doit tout régler, tout prévoir, et ne rien abandonner au hasard, à l’imprévu. C’est pourquoi toute conspiration a, pour condition essentielle de la réussite, le secret scrupuleusement gardé et l’obéissance passive des troupes engagées dans le complot.

Tout autre est une révolution, et notamment la Révolution sociale, que nous étudions dans cet article. D’une part, impossible de tenir secrète la préparation, sous son aspect général et dans ses grandes lignes, de l’action révolutionnaire ; d’autre part, impossible d’exi-