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et confortable, élégant et solide, salubre et majestueux. Et cela étant posé et convenu, examinons, consciencieusement et sans esprit préconçu, s’il est possible de concevoir l’action révolutionnaire s’engageant, se poursuivant et atteignant son but sans l’intervention de la violence. Est-il certain que toute révolution, et, notamment, la révolution libertaire, c’est-à-dire l’affranchissement intégral, l’émancipation définitive – celle dont nous nous occupons dans cette étude – ne peut s’accomplir que dans la violence ? Cette révolution sera-t-elle accompagnée et suivie de ces attentats dirigés contre les choses (vandalisme, destruction) et contre les personnes (brutalités, assassinats), qui caractérisent la violence ? La question est là. Étudions-la attentivement.


On peut, théoriquement, admettre l’idée de la révolution non violente. — Rien n’est plus facile que de concevoir théoriquement une révolution s’effectuant sans combat brutal, sans bataille de rue, sans effusion de sang ; et, pourtant, l’idée de révolution s’accompagne, dans l’esprit de presque tous, de scènes de carnage et de meurtre. Dès que ce mot « révolution » est prononcé, il évoque, instantanément et sans réflexion, le tableau désolant du pillage, du désordre et de l’assassinat ; il projette dans l’imagination l’impression brusque et irréfléchie d’une bataille acharnée, dans laquelle font rage les haines à assouvir, les vengeances à satisfaire, les représailles à exercer. Pourquoi ? Parce que, jusqu’à ce jour, il en a été de la sorte au cours des événements que l’Histoire enregistre au chapitre des révolutions. Les annalistes et les historiens impriment à ces événements, qui ont plus ou moins fortement creusé leur empreinte dans les siècles révolus, un caractère dramatique, un aspect tragique et, parfois, horrifiant. Ils en mentionnent les origines et ils en dégagent les résultats, même quand ceux-ci ont constitué un progrès incontestable, avec moins d’insistance qu’ils n’en mettent à fixer l’attention du lecteur sur les passions déchaînées à ces époques de bouleversement et sur les débordements et les excès qui s’en sont suivis. Et la mémoire des hommes ayant gardé le souvenir de ces tragédies, leur imagination ayant conservé l’impression de ces récits dramatiques et leur sensibilité naturelle restant sous le coup des émotions suscitées en eux par ces relations de saccages et de crimes, il est naturel que, dans leur pensée, l’idée de violence reste indissolublement attachée à celle de révolution.

Toutefois, cela ne signifie pas que la révolution sociale dont il est question ici sera nécessairement, inéluctablement, violente et que la naissance du monde nouveau, dont nous pressentons la venue, se fera fatalement dans la douleur des combats, dans la brutalité des chocs, dans les larmes, le sang, les excès et les haines qui escortent la violence. Car, je le répète, on peut parfaitement admettre, du moins en principe, que la révolution sociale aura lieu pacifiquement, et les anarchistes seraient les premiers à s’en réjouir et, de tous, les plus heureux qu’il en fût ainsi. Il suffit de les connaître, de les bien connaître, pour n’en pas douter.

On se plaît à représenter les libertaires sous les traits d’êtres durs, insensibles et cruels, et, sans effort, on discerne dans quel but les dirigeants, qui nous ont en haine, ont tracé de nous un portrait aussi contraire à la réalité. La vérité est que nous sommes profondément humains, tendres, doux et pitoyables, et que, si nous exécrons l’esclavage, la servilité, la laideur, la fourberie, l’injustice et l’inégalité, nous ne connaissons pas la haine des personnes. Bien des fois, j’ai dit — et j’affirme que c’est vrai — : « Je puis descendre dans mon cœur et je n’y trouverai aucun nom détesté. » Sévère aux institutions, notre philosophie est, à l’égard des personnes, d’une extrême indulgence, parce que l’expérience nous prouve chaque jour que l’individu pense, sent, veut et agit en fonction de la situation qu’il

occupe, du métier qu’il exerce, des influences héréditaires qui l’impulsent, de l’éducation qu’il a reçue, de la mentalité et des mœurs de l’ambiance dans laquelle il est né, il a grandi, il vit (je ne tiens pas compte, ici, des quelques exceptions qui, au surplus, ne font que confirmer la règle). Il faut qu’on sache que si nous nous tenons rigoureusement éloignés des compétitions électorales, ce n’est pas seulement parce que la politique, ce qu’on appelle couramment la politique, est malpropre et malhonnête, et parce que les Parlements sont des antres de corruption et de duplicité, mais encore parce que nous sommes des hommes, rien que des hommes, et nous savons que, sujets aux défaillances, à l’erreur, à la lâcheté, exposés comme le commun des mortels aux morsures de la cupidité et de l’ambition, si nous commettions la faute de solliciter, et si nous avions la malchance de conquérir le pouvoir, nous y serions aussi impuissants pour le bien que les autres et ne pourrions nous y conduire mieux ni autrement qu’eux.

Si la révolution est violente, les maîtres en seront seuls responsables. — J’ai indiqué plus haut ce que les anarchistes attendent de la révolution sociale, ce qu’ils lui demandent, ce qu’ils en exigent : que cette révolution clôture le régime néfaste de l’autorité et inaugure l’ère bienfaisante de la liberté, c’est, pour eux, la seule chose qui importe.

Si ce résultat peut être le fruit de la persuasion, de la douceur et de l’entente entre capitalistes et prolétaires, entre gouvernants et gouvernés, personne n’en éprouvera une joie comparable à la leur ; mais s’il est absolument indispensable de faire appel à la violence pour atteindre ce but, les libertaires n’hésiteront pas à y recourir. Eh bien ! De qui dépend-il que la transformation sociale soit pacifique ou violente ? Je n’hésite pas à dire que cela ne dépend pas de la classe ouvrière, mais de la classe capitaliste : pas des peuples, mais des gouvernements.

Supposons que la classe dirigeante ouvre enfin les yeux et, à la clarté de plus en plus vive des événements, se rende compte que ceux-ci sont faits pour lui inspirer cette crainte salutaire qu’on dit être « le commencement de la sagesse ». Supposons que les bourgeois les plus avertis et les mieux informés – il n’y a pas, chez eux, que des aveugles et des borgnes – finissent par prendre conscience du grave danger suspendu sur leurs têtes. Supposons que les plus avisés de ces représentants et porte-parole du grand capitalisme, alarmés d’une situation qui s’aggrave de jour en jour, d’un bout du monde à l’autre bout, en viennent à penser que la catastrophe est imminente. Supposons qu’ils en arrivent à grouper tout ce qui suit en un sombre tableau qui ne manquerait pas de les impressionner : irritation des masses laborieuses odieusement affamées par le manque de travail ; inquiétude des autres travailleurs que le chômage a jusqu’ici épargnés, mais qui vivent dans la navrante incertitude du lendemain ; angoisse poignante des peuples qui entendent rouler sur leurs têtes le grondement sinistre du tonnerre, qui va s’abattre sur eux sous la forme d’une guerre dont l’horreur dépassera l’imagination ; mécontentement grandissant de l’innombrable foule des contribuables sur qui pèse le poids de plus en plus écrasant des impôts ; malaise et colère suscités dans la petite et moyenne bourgeoisie par la paralysie générale des affaires, la baisse graduelle des valeurs, la débâcle bancaire, le détraquement des monnaies. Supposons que les grands capitalistes qui, présentement, règnent sur l’humanité et président à ses destinées, aient enfin la claire vision des graves dangers que l’ensemble de ces inquiétudes, irritations, mécontentements, angoisses, colères et révoltes latentes fait courir à leurs richesses et, pis encore, à leurs personnes. Ne pourrait-on pas, si improbables que soient, pratiquement, ces suppositions, en admettre