Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REV
2414

tions très au sérieux. Ils avaient entière confiance en Gapone, lui parlaient de leurs malheurs et de leurs aspirations, discutaient avec lui les moyens de faire améliorer leur situation. Fils, lui-même, d’un pauvre paysan, Gapone comprenait à merveille la psychologie de ses confidents. Il savait encore mieux feindre son approbation et ses vives sympathies au mouvement ouvrier. Telle était aussi, à peu près, sa mission officielle. La thèse que le gouvernement entreprit d’imposer aux ouvriers dans leurs sections fut celle-ci : « Ouvriers, vous pouvez arriver à améliorer votre situation, en vous y appliquant méthodiquement, et dans les formes légales, au sein de vos sections. Pour aboutir, vous n’avez aucun besoin de faire de la politique. Occupez-vous de vos intérêts personnels et immédiats, et vous arriverez bientôt à une existence plus heureuse. Les partis et les luttes politiques, les recettes proposées par les mauvais bergers — les socialistes et les révolutionnaires — ne vous mèneront à rien de bon. Laissez la politique de côté et ne vous occupez que de vos intérêts économiques. Ceci vous est permis, et c’est par cette voie que vous aboutirez ». Telle fut la thèse soutenue et développée, sur l’instigation du gouvernement, par Gapone et ses aides puisés parmi les ouvriers mêmes, dans les sections.

Les ouvriers mirent l’invitation tout de suite en pratique. Ils commencèrent à préparer une action économique pour appuyer, le cas échéant, leurs revendications élaborées et formulées d’accord avec Gapone. Ce dernier, dans sa situation plus que délicate, dut faire semblant d’approuver tout. S’il ne le faisait pas, il provoquerait aussitôt un mécontentement parmi les ouvriers. Il serait même certainement accusé de trahir leurs intérêts, de tenir trop le parti patronal. Il aurait vite perdu sa popularité. De ce fait, son œuvre même serait infirmée. Dans son double jeu, Gapone devait avant tout, et à tout prix, conserver les sympathies qu’il sut gagner chez les ouvriers. Il le comprenait bien et faisait mine de soutenir entièrement leur cause, tout en espérant pouvoir, par cela même, garder la maîtrise du mouvement, pouvoir manier les masses à sa guise, pouvoir diriger, façonner et canaliser leur action.

Ce fut le contraire qui se produisit. Le mouvement prit rapidement de l’ampleur. Bientôt, il se transforma en une véritable tempête qui déborda et emporta Gapone lui-même.

Brièvement exposés, les événements se déroulèrent comme suit :

En décembre 1904, les ouvriers de l’usine Poutiloff, l’une des plus importantes de Saint-Pétersbourg, et où Gapone comptait de nombreux adeptes et amis, décidèrent de commencer l’action. D’accord avec Gapone, ils élaborèrent et remirent à la direction une liste de revendications d’ordre économique, très modérées d’ailleurs. Vers la fin du mois, ils apprirent que la direction ne croyait pas possible d’y faire suite, et que le gouvernement était impuissant à l’y obliger.

L’indignation, la colère des ouvriers étaient sans borne : d’abord, parce que leurs longs et laborieux efforts n’aboutissaient à rien ; ensuite — et surtout — parce qu’on leur avait laissé croire que ces efforts seraient couronnés de succès. Gapone, en personne, les avait encouragés, les avait bercés d’espoir. Et voici que leur premier pas sur la bonne voie légale ne leur apportait qu’un échec cuisant, nullement justifié. Ils se sentirent « roulés ». Naturellement, leurs regards se tournèrent vers Gapone. Pour sauvegarder son prestige et son rôle, ce dernier feignit d’être indigné plus que tout autre et poussa, les ouvriers de l’usine Poutiloff à réagir vigoureusement. C’est ce qu’ils ne tardèrent pas à faire. Se sentant assez à l’abri, se bornant toujours à des revendications purement économiques, couverts par les sections et par Gapone, ils décidèrent,

au cours de plusieurs réunions tumultueuses, de soutenir leur cause par une grève. Le gouvernement, confiant en Gapone, n’intervenait pas. Et c’est ainsi que la grève des usines Poutiloff, la première grève ouvrière importante en Russie, fut déclanchée en décembre 1904.

Mais le mouvement ne s’arrêta pas là. Toutes les sections ouvrières s’émurent et se mirent en branle pour défendre l’action de ceux de Poutiloff. Elles apprécièrent très justement l’échec de ces derniers comme leur échec général. Naturellement, Gapone dut prendre parti pour les sections. Le soir, il les parcourait toutes, l’une après l’a.utre, prononçant partout des discours en faveur des grévistes de Poutiloff, invitant tous les ouvriers à les soutenir par une action efficace.

Quelques jours passèrent. Une agitation extraordinaire secouait les masses ouvrières de la capitale. Les ateliers se vidaient spontanément. Sans mot d’ordre précis, sans préparation, ni direction, la grève de Poutiloff devenait une grève quasi-générale de Saint-Pétersbourg.

Ce fut alors la tempête. Les masses de grévistes se précipitèrent vers les sections, forçant tout contrôle, réclamant une action immédiate.

En effet, la grève seule ne suffisait pas. Il fallait agir, faire quelque chose. C’est alors que surgit — on ne sut jamais exactement d’où ni comment — la fantastique idée de rédiger, au nom des ouvriers et paysans malheureux de toutes les Russies, une pétition au tsar, de se rendre, pour l’appuyer, en grandes masses devant le Palais d’Hiver, de remettre la pétition, par l’intermédiaire d’une délégation, Gapone en tête, au tsar lui-même, et de demander il ce dernier de prêter l’oreille aux misères de son peuple. Toute naïve, toute paradoxale qu’elle fût, cette idée se répandit comme une traînée de poudre parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Elle les rallia. Elle les inspira. Elle apporta un sens, elle fixa un but précis à leur mouvement.

Les sections firent chorus avec les masses. Elles se décidèrent à organiser l’action. Gapone fut chargé de rédiger la pétition. De nouveau, il s’inclina. Ainsi, il devenait, par la force dos choses, leader d’un important, d’un historique mouvement des masses.

Dans les premiers jours du mois de janvier 1905, la pétition était prête. Simple, émouvante, elle respirait le dévouement et la confiance. Les misères du peuple y étaient exposées avec beaucoup de sentiment et de sincérité. Ensuite, elle demandait au tsar de consentir et de faire exécuter certaines réformes. Chose étrange, mais incontestable : la pétition de Gapone était une œuvre de haute inspiration.

Il s’agissait maintenant de la faire adopter par toutes les sections, de la porter à la connaissance des vastes masses, et d’organiser la marche vers le Palais d’Hiver.

Entre temps, un fait nouveau se produisit. Des révolutionnaires appartenant aux partis politiques (ces derniers se tenaient à l’écart du mouvement) intervinrent auprès de Gapone. Ils cherchèrent, avant tout, à l’influencer, à l’obliger de donner à son attitude, à sa pétition et à toute son action une allure moins « rampante », plus digne, plus ferme, en un mot plus révolutionnaire. Les milieux ouvriers avancés exercèrent sur lui la même pression. Gapone s’y prêta d’assez bonne grâce. Des socialistes-révolutionnaires surtout lièrent connaissance avec lui. D’accord avec eux, il remania, dans les tout derniers jours, sa pétition primitive, en l’élargissant considérablement et en atténuant de beaucoup son esprit de fidèle dévouement au tsar.

Sous sa forme définitive, la pétition fut’le plus grand paradoxe historique qui ait jamais existé. On s’y adressait très loyalement au tsar, et on lui demandait ni plus ni moins que d’autoriser — même d’accomplir — une révolution fondamentale qui, en fin de compte,