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nants. Les masses laborieuses s’en saisirent vite. Or, dans la bouche ou sous la plume des anarchistes, ces mots d’ordre étaient absolument sincères, car ils correspondaient à des principes adéquats ; tandis que, chez les bolcheviques, ils signifiaient des solutions tout à fait différentes de celles des libertaires.

Ainsi, « révolution sociale » signifiait pour les anarchistes une transformation qui allait se produire en dehors de toute organisation étatiste, de toute activité politique, de tout système gouvernemental, autoritaire. Pour les anarchistes, l’essence même de la révolution sociale était la construction d’une société nouvelle avec des méthodes nouvelles, c’est-à-dire non pas à l’aide de l’État, d’un gouvernement, etc., mais au moyen d’associations libres de toutes sortes, de leurs fédérations, de leur activité naturelle, saine, productive. Or, les bolcheviques prétendaient faire la révolution sociale à l’aide, justement, d’un État omnipotent, d’un gouvernement tout-puissant, d’un pouvoir dictatorial. Tant qu’une révolution n’a pas tué l’État, le gouvernement, la politique, etc., les anarchistes ne la considèrent pas comme une révolution sociale, mais, simplement, comme une révolution politique (qui, bien entendu, peut être plus ou moins assaisonnée d’éléments sociaux). Or, l’arrivée au pouvoir, l’organisation de « leur » gouvernement et de « leur » État suffisent aux « communistes » pour parler d’une révolution sociale. Pour les anarchistes, « révolution sociale » signifiait, donc, la mort de l’État (en même temps que celle du capitalisme) et la naissance d’une société basée sur un autre mode d’organisation sociale. Pour les bolcheviques, « révolution sociale » signifiait, au contraire, la résurrection de l’État, c’est-à-dire la conquête et la réorganisation de l’État appelé, selon eux, à « construire le socialisme ». Les anarchistes tenaient pour impossible de construire le socialisme par l’État. Les bolcheviques prétendaient ne pouvoir le construire autrement que par l’État.

La différence d’interprétation était, on le voit, fondamentale. (Je me rappelle encore ces grandes affiches collées aux murs, un peu partout, au moment de la Révolution d’octobre, annonçant en gros caractères des conférences de Trotski sur l’Organisation du Pouvoir. « Erreur typique et fatale – disais-je aux camarades : car, s’il s’agit d’une révolution sociale, il faut se préoccuper de l’organisation de la Révolution, et non pas du Pouvoir ! »

L’interprétation de l’appel à la paix immédiate était aussi très différente. Les anarchistes entendaient par là une action directe de vaste envergure exercée par les masses armées elles-mêmes, par dessus la tête des gouvernants, des politiciens, des commandants, des généraux, etc. D’après les anarchistes, ces masses devaient quitter le front et rentrer dans le pays, en proclamant hautement à travers le monde leur refus de se battre stupidement pour les intérêts des capitalistes, leur dégoût de cette boucherie inutile. Les anarchistes étaient d’avis que, précisément, un tel geste – franc, intègre, décisif – aurait produit un effet foudroyant sur les soldats des autres pays et pouvait amener, en fin de compte, la fin de la guerre, peut-être même sa transformation en une révolution mondiale. Les bolcheviques, politiciens et étatistes songeaient, eux, à une paix par la voie diplomatique et politique, en résultat de pourparlers avec les généraux allemands. Comme on le voit, les deux interprétations étaient essentiellement différentes.

La terre aux paysans, les usines aux ouvriers. Les anarchistes entendaient par là que, sans être propriété de qui que ce soit, le sol serait à la disposition de tous ceux qui désireraient le cultiver (sans exploiter personne), de leurs associations et fédérations, et que, de même, les usines, fabriques, mines, machines, etc., devaient être à la disposition de toutes sortes d’asso-

ciations ouvrières productrices et de leurs vastes fédérations. Or, les bolcheviques entendaient par le même mot d’ordre l’étatisation de tous ces éléments. Pour eux, la terre, les usines, les fabriques, les mines, les machines, les moyens de transport, etc., devaient devenir propriété de l’État, lequel, ensuite, les mettrait à la disposition des travailleurs. Encore une fois, la différence de l’interprétation était fondamentale.

Quant aux masses elles-mêmes, intuitivement, elles interprétaient tous ces mots d’ordre plutôt dans le sens libertaire. Mais, comme déjà dit, la voix anarchiste était relativement si faible que les vastes masses ne l’entendaient pas. Il leur semblait que seuls les bolcheviks osaient lancer et défendre ces beaux et justes principes. Ceci d’autant plus que le Parti bolchevique se proclamait tous les jours et à tous les coins de rue le seul parti luttant pour les intérêts des ouvriers et des paysans : le seul qui, une fois au pouvoir, saurait accomplir la révolution sociale. « Ouvriers et paysans ! Le Parti bolchevique est le seul qui vous défend. Aucun autre parti ne saura vous guider à la victoire. Ouvriers et paysans ! Le Parti bolcheviste est votre parti à vous. Il est l’unique parti qui est vraiment vôtre. Aidez-le à prendre le pouvoir, et vous triompherez… » Ce leitmotiv de la propagande bolchevique devint finalement une véritable obsession. Même le parti des socialistes révolutionnaires de gauche –parti politique autrement fort que les petits groupements anarchistes– ne put rivaliser avec les bolcheviques. Pourtant, il était fort à un tel point que les bolcheviques durent compter avec lui et lui offrir, pour quelque temps, des sièges au gouvernement.

D’autre part, les masses ne pouvaient naturellement pas pénétrer toutes les fines différences des interprétations. Il leur était impossible de comprendre toute la portée de ces différences. Et, enfin, les travailleurs russes étaient les moins rompus aux choses de la politique, ils ne pouvaient pas se rendre compte du danger de l’interprétation bolchevique. Je me souviens que, quelque deux ou trois semaines avant la Révolution d’Octobre, prévoyant la victoire du bolchevisme, je faisais des efforts désespérés pour prévenir les travailleurs, tant que cela m’était possible, au moyen de la parole et de la plume, du danger imminent pour la vraie révolution, dans le cas où les masses auraient permis au Parti bolchevique de s’installer solidement au pouvoir. J’avais beau y insister, les masses ne saisissaient pas le danger. Combien de fois on m’objectait ceci : « Camarade, nous te comprenons bien. D’ailleurs, nous ne sommes pas trop confiants. Nous sommes d’accord qu’il nous faut être quelque peu sur nos gardes, ne pas croire aveuglément, conserver au fond une méfiance prudente. Mais, jusqu’à présent, les bolcheviques ne nous ont jamais trahis ; ils marchent carrément avec nous, ils sont nos amis ; ils nous prêtent un bon coup de main et ils affirment qu’une fois au pouvoir, ils pourront faire triompher aisément nos aspirations. Cela nous paraît vrai. Alors, pour quelles raisons les rejetterions-nous ? Aidons-les à conquérir le pouvoir, et nous verrons après. » J’avais beau répéter qu’une fois organisé et armé, le bolchevisme – ou plutôt l’État bolchevique – serait pour les travailleurs beaucoup plus dangereux et beaucoup plus difficile à supprimer que n’importe quel autre État. On me répondait invariablement ceci : « Camarade, c’est nous, les masses, qui avons renversé le tsarisme. C’est nous qui avons renversé le gouvernement bourgeois. C’est nous encore qui sommes prêts à renverser Kerenski. Eh bien ! Si tu as raison, si les bolcheviques ont le malheur de nous trahir, de ne pas tenir leurs promesses, nous les renverserons comme nous l’avons fait précédemment. Et alors, nous marcherons avec nos amis les anarchistes… » J’avais beau affirmer de nouveau que, justement, et pour plusieurs raisons, l’État bolche-