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vique serait beaucoup plus difficile à renverser, on ne voulait, on ne pouvait pas le croire. Il ne faut nullement s’en étonner, puisque même dans les pays rompus à la politique, où (comme, par exemple, en France) on en est finalement dégoûté, les masses laborieuses, et même les intellectuels, tout en appelant la révolution, n’arrivent pas à comprendre que l’installation d’un parti politique, soit-il le plus à gauche possible, au pouvoir d’un État, sous quelque étiquette que ce soit, aboutira à la mort de la révolution. Pouvait-il en être autrement dans un pays tel que la Russie, c’est-à-dire, n’ayant jamais fait aucune expérience politique ? L’idée politique, étatiste, gouvernementale, n’était pas encore disqualifiée dans la Russie de l’an 1917. Présentement, elle ne l’est encore dans aucun autre pays. Il faudra, certainement, pas mal de temps et surtout de multiples expériences historiques pour que les masses, éclairées par notre propagande, saisissent enfin nettement le péril de cette idée. L’absence d’une telle compréhension fut, au fond, la raison primordiale pour laquelle le bolchevisme l’emporta sur l’anarchisme dans la Révolution russe.

Revenons aux faits. À partir du mois de septembre, les événements se précipitent. Les masses sont prêtes à faire une nouvelle révolution. Quelques soulèvements assez importants (à Petrograd, en juillet ; à Kalouga, à Kazan) et d’autres mouvements de masses le prouvent suffisamment.

Le Parti bolcheviste se prépare fiévreusement à la grande bataille. Son agitation fait rage. Il organise les cadres ouvriers et militaires. Il organise aussi ses propres cadres et dresse, pour le cas de succès, la liste du nouveau gouvernement, Lénine en tête. Les anarchistes, de leur côté, font tout ce qu’ils peuvent pour soutenir, encourager, éclairer l’action des masses.

Rappelons à ce sujet qu’à part la grande divergence de principes qui séparait les anarchistes des bolcheviques, il existait aussi des dissentiments de détail entre les uns et les autres. Citons-en deux qui faisaient l’objet de discussions passionnées entre les militants des deux tendances.

Le premier concernait le problème ouvrier. Dans ce domaine, les bolcheviques exigeaient – et se préparaient à réaliser – le soi-disant contrôle ouvrier de la production, c’est-à-dire l’ingérence des ouvriers dans la gestion des entreprises. Les anarchistes objectaient que si ce contrôle ne devait pas rester lettre morte, si les organisations ouvrières étaient capables d’exercer un contrôle effectif, alors elles étaient capables aussi d’assurer elles-mêmes toute la production. Dans ce cas, on pourrait éliminer tout de suite l’industrie privée, en la remplaçant par l’industrie collective. En conséquence, les anarchistes rejetaient le mot d’ordre vague, douteux, de « contrôle de la production ». Ils prêchaient l’expropriation – progressive, mais immédiate – de l’industrie privée par des organismes de production collective. Ils appelaient ainsi les masses laborieuses à commencer aussitôt l’édification d’une économie sociale.

À ce propos, je dois souligner ici un point important. Il est absolument faux – j’insiste là-dessus, car cette fausse appréciation, soutenue par des gens ignorants ou de mauvaise foi, est assez répandue –, il est faux, dis-je, qu’au cours de la Révolution russe, les anarchistes ne surent que « détruire » ou « critiquer », sans pouvoir formuler la moindre idée positive, créatrice. Il est faux que les anarchistes ne possédaient pas eux-mêmes et, partant, n’avaient jamais exprimé des idées suffisamment claires sur l’application de leur propre conception. En parcourant la presse libertaire de l’époque – le Goloss Trouda, l’Anarchie, le Nabat, etc. –, on peut voir que toute cette littérature abondait d’exposés nets et pratiques sur le rôle et le fonctionnement des organismes ouvriers, ainsi que

sur le mode d’action qui permettrait à ces derniers de remplacer, en liaison avec les paysans, le mécanisme capitaliste et étatiste détruit. Ce ne sont pas les idées claires et pratiques qui firent défaut à l’anarchisme dans la Révolution russe, ce sont, comme déjà dit, les institutions pouvant, dès le début, appliquer ces idées à la vie.

Le second point litigieux était celui de l’Assemblée Constituante. En continuant la révolution, en la transformant en une révolution sociale, les anarchistes, naturellement, ne voyaient aucune utilité à convoquer cette Assemblée – institution essentiellement politique, stérile et encombrante. Les anarchistes cherchaient donc à faire comprendre aux masses travailleuses l’inutilité de la constituante, la nécessité de s’en passer et de la remplacer tout de suite par des organismes économiques et sociaux, en commençant par la révolution sociale. Les bolcheviques, en vrais politiciens, hésitaient à renoncer à la convocation de l’assemblée. Au contraire, cette convocation figurait comme un point important de leur programme. (Derrière les coulisses, ils étaient pourtant d’avis de dissoudre la constituante si, malgré leur prise éventuelle du pouvoir, celle-ci n’avait pas une bonne majorité bolcheviste.)

Il est aussi très intéressant de comparer l’attitude des bolcheviques et des anarchistes, à la veille de la Révolution d’Octobre, vis-à-vis des soviets ouvriers. Le lecteur se rappellera qu’à ce moment-là les soviets fonctionnaient dans toutes les villes ou localités importantes et que, partout, les bolchevisants y formaient une majorité écrasante. Le Parti bolchevique comptait accomplir la révolution, d’une part, par l’insurrection de ces soviets qui exigeraient « tout le pouvoir pour eux », et, d’autre part, par l’insurrection militaire qui soutiendrait l’action des soviets. (Les masses ouvrières avaient la mission de soutenir l’une et l’autre.)

En parfait accord avec ce programme, le Parti bolchevique lança le mot d’ordre général de la révolution : « le pouvoir aux soviets ! »

Quant aux anarchistes, ce mot d’ordre leur était suspect, et pour cause. Ils savaient bien que cette formule ne correspondait nullement aux véritables desseins du parti. Ils savaient qu’en fin de compte, celui-ci cherchait le pouvoir politique, bien centralisé, pour lui-même (c’est-à-dire, pour son comité central et, en dernier lieu, pour son chef : Lénine. Ce dernier « dirigeait », d’ailleurs, tous les préparatifs de la prise du pouvoir, aidé par Trotski.) « Tout le pouvoir aux soviets » n’était donc, au fond, qu’une formule creuse, pouvant être remplie plus tard de n’importe quelle matière. C’est pourquoi les anarchistes, tout en étant partisans des soviets ouvriers comme d’une forme d’organisation des masses laborieuses appelée à remplir certaines fonctions dans l’édification de la nouvelle société, n’admettaient pas ladite formule sans réserve. Pour eux, le mot pouvoir rendait toute la formule ambiguë, illogique, démagogique, suspecte.

Voici comment les anarcho-syndicalistes exprimèrent leurs doutes à ce sujet, dans un article paru sous le titre : Est-ce la fin ? dans leur journal hebdomadaire de Petrograd, Goloss Trouda’(numéro 11, du 20 octobre 1917), cinq jours avant la révolution d’octobre :

« La réalisation éventuelle de la formule : Tout le pouvoir aux soviets (ou, plutôt, la prise du pouvoir politique) — est-ce la fin ? Est-ce tout ? Cet acte achèvera-t-il l’œuvre destructive de la révolution ? Déblayera-t-il définitivement la voie pour la grande construction sociale, pour l’élan créateur de la révolution ?

« La victoire des « Soviets » – si elle devient un fait accompli – et, une fois de plus, l’ « organisation du pouvoir » qui la suivra, signifieront-elles, effectivement, la victoire du travail, la victoire des forces organisées des travailleurs, le début de la véritable reconstruction