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un salarié de l’État. L’État est son unique patron. Si l’ouvrier rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’État-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout. Le système veut que l’État-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout « citoyen », de tout travailleur. L’État lui fournit du travail ; l’État le paye ; l’État le surveille ; l’État l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’État l’éduque ; l’État le juge ; l’État le punit ; l’État l’emprisonne ; l’État le bannit ou l’exécute… Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau, — tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un État formidable, omniprésent, omnipotent…

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux : esclavage physique et moral. Telle a été l’œuvre accomplie en Russie par le parti bolcheviste depuis 1917 à nos jours. Et tel est aujourd’hui le résultat de cette œuvre. Le parti bolcheviste, chercha-t-il ce résultat ? Y mena-t-il sciemment ?

Certainement, non. Indubitablement, ses meilleurs représentants aspiraient à un système qui permettrait la construction du vrai socialisme ouvrant la route vers le communisme intégral..Te tiens à enregistrer ici-même l’aveu qui m’a été fait, il y a quelques années, par un bolchevik russe éminent et sincère, lors d’une discussion serrée, passionnée : « Certainement, — dit-il, — nous nous sommes égarés et engouffrés là où m. us ne voulions pas aller… Mais, nous tâcherons d’en sortir, et nous y réussirons… »

On peut être, au contraire, absolument certain qu’ils n’y réussiront pas, qu’ils n’en sortiront jamais. Car, la force logique des choses, la psychologie humaine, l’enchaînement des faits matériels, la suite déterminée des causes et des effets, sont, en fin de compte, plus puissants que les aspirations des individus.

Le parti bolcheviste chercha à construire le socialisme au moyen d’un État, d’un gouvernement, d’une action politique autoritaire. Il n’aboutit, fatalement, qu’à un capitalisme d’État — monstrueux, funeste, meurtrier.

Et plus il sera démontré que les chefs du parti furent sincères, énergiques, capables, favorisés par les circonstances, suivis, aidés par les masses, — mieux ressortira la conclusion historique qui se dégage de leur œuvre.

Cette conclusion, la voici : Toute tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’un État, d’un gouvernement et d’une action politique, aboutira fatalement à un capitalisme d’État, le pire des capitalismes.

Telle est la leçon mondiale de la formidable expérience bolcheviste, leçon qui confirme pleinement la thèse anarchiste et qui, bientôt, sera à la portée de tous.


Le capitalisme d’État — auquel, d’après le propre aveu des communistes sincères, aboutit le bolchevisme en Russie — donna-t-il, au moins, des résultats appréciables ? Réalisa-t-il quelque progrès ? Pourra-t-il servir de « pont » à la véritable transformation sociale prochaine ? La pourra-t-il faciliter ?

Jusqu’à présent, les grandes prouesses définitives de l’État bolcheviste ont été les suivantes :

1o  Il sut créer une armée redoutable, sinon encore pour les ennemis extérieurs, du moins pour l’ennemi « intérieur », celui qui refuse de devenir esclave du nouveau capitalisme.

2o  Il sut, d’autre part, militariser les propres rangs du parti dirigeant, en formant, avec la jeunesse bolcheviste, des corps d’armée spéciaux — sorte de gendar-

merie ou de garde nationale. C’est sur ces corps spéciaux que le nouveau gouvernement peut surtout compter. C’est à l’aide de ces corps spéciaux que le gouvernement bolcheviste écrasa l’émeute révolutionnaire de Cronstadt en 1921 et que, lorsqu’il le faut, il noie dans le sang les grèves, les révoltes et les démonstrations multiples dont la presse bolcheviste ne souffle pas mot.

3o  Il sut aussi former une police très puissante — ordinaire et surtout secrète, — police qui est, peut-être, la première du monde puisqu’elle réussit, jusqu’à ce jour, à maintenir dans l’obéissance une population subjuguée, trompée, exploitée, affamée. Il sut surtout élever le mouchardage à la hauteur d’une grande vertu civique. Tout membre du parti communiste — voire tout citoyen loyal — est tenu d’aider le « Guépéou », à lui signaler les cas suspects, à moucharder, à dénoncer.

4o  Il réussit à faire naître et se multiplier avec une rapidité vertigineuse une bureaucratie formidable, incomparable, inégalable ; une bureaucratie qui forme, actuellement, dans le pays une caste privilégiée, « aristocratique », d’un million d’individus environ. Tout est « bureaucratisé » en U. R. S. S. : la production, la répartition, la consommation, les communications, le permis d’exister (un système de passeports sublime), la science, la littérature, l’art, etc… D’autre part, les inégalités sociales y sont prononcées plus que dans n’importe quel autre pays. Les citoyens en général, et les travailleurs en particulier, sont divisés en plusieurs catégories de salariés, de favorisés, de défavorisés, de primés, de privilégiés…

5o  Enfin, nous l’avons dit, l’État bolcheviste réussit à réduire à l’esclavage complet 150 millions d’hommes, dans le but de les amener un jour — par ce moyen infaillible, paraît-il — à la liberté, à la prospérité, bref : au bonheur.

Ajoutons que cet État est passé maître hors concours dans l’œuvre de mensonge, de duperie, de mise en scène, de truquage… Sa propagande trompeuse à travers le monde est d’une habileté sans égale. Si la bourgeoisie des autres pays recourt au « bourrage de crâne », le bolchevisme, lui, fait du « superbourrage » tel que, de nos jours encore, des millions de travailleurs dans tous les pays ne savent pas la vérité sur l’U. R. S. S. Livres, brochures, journaux, revues, photos, cinéma, T. S. F., expositions, — tous les moyens, les uns plus truqués que les autres, tout étant entre les mains de l’État, — sont bons pour la propagande. Les « délégations ouvrières » autorisées de temps en temps à passer quelques semaines en Russie, abominablement dupées (si leurs membres sont sincères), en sont un des moyens. De même, la majorité écrasante de « touristes » ou de visiteurs isolés qui parcourent le pays, sous l’œil vigilant des mouchards, sans connaître la langue russe, sans comprendre quoi que ce. soit de ce qui se passe autour d’eux.

Soulignons encore que l’État (le gouvernement) bolcheviste s’est emparé, non seulement de tous les biens matériaux et moraux existants, mais — ce qui est peut-être plus grave — il s’est approprié aussi la « Vérité ». Du moins, il se croit l’unique, le vrai déténteur de la vérité tout entière, de quelque domaine qu’elle soit : vérité historique, économique, sociale, scientifique, philosophique ou autre. Dans tous les domaines, sans exception, le gouvernement bolcheviste se considère comme absolument infaillible. Lui seul possède la vérité. Lui seul sait où et comment aller. Lui seul est capable de mener à bien la révolution. Et alors, logiquement, fatalement, il prétend que les 150 millions d’hommes qui peuplent le pays, doivent, eux aussi, le considérer comme seul détenteur de la vérité, détenteur infaillible, inattaquable, sacré. Et alors, logiquement, inévitablement, tout homme ou tout groupement osant,