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Filocolo et ses Contes. L’influence espagnole fit fleurir au XVIe siècle les romans légers de Pascoli, de Caviceo, de Franco, et ceux, moraux, de Selva et de Besozzi. Au XVII- siècle, les Marini imitèrent d’Urfé et La Calprenède. Le XVIII- siècle fut sans éclat. Le romantisme, d’essence toute nordique, donna son empreinte au roman italien dans Ultime lettere di Jacopo Ortis, de Ugo Foscolo, qui est une imitation de Werther, et dans divers romans historiques à la façon de Walter Scott, tels que Promessi Sposi, de Manzoni. Ses successeurs ont assez médiocrement illustré le genre du roman.

L’Espagne et le Portugal s’alimentèrent longtemps des conteurs français, avant de leur rendre très insuffisamment ce qu’ils leur avaient pris dans les imitations boursouflées des Amadis. Il est vrai que Cervantès paya très largement la dette de son pays avec son immortel Don Quichotte. Le genre le plus intrinsèquement espagnol est celui du roman picaresque tel que l’a créé Mendoza. Seule l’Espagne du XVIe siècle pouvait offrir au monde ces contrastes de richesse et de misère, de noblesse et de mendigoterie, d’ascétisme et de luxure. Don Quichotte vengea à la fois la vraie noblesse et la vraie morale, sans que, pour cela, l’immoralité cessa de triompher ; mais elle prit le costume de Tartufe avec la morale de Loyola. Romans galants, pieux, sentimentaux, se succédèrent ensuite dans une fadeur générale qui fut la caractéristique de la littérature espagnole depuis sa décadence, et qui n’a pas cessé bien que les Jésuites aient dû renoncer aux autodafés depuis cent ans.

Le roman anglais, après avoir été soumis aux influences françaises et espagnoles jusqu’au XVIIe siècle, prit alors un caractère original qui le classa à l’avant-garde de la littérature préromantique, à côté de la production poétique et dramatique de Shakespeare. Il inaugura dans le genre des aventures maritimes et dans celui du sentiment dont le Robinson Crusoë, de Daniel Foë et la Paméla de Richardson, furent les chefs-d’œuvre au XVIIIe siècle. Walpole ressuscita un moment le roman de chevalerie. Les caractères nationaux furent dépeints par Maria Edgeworth que continuèrent Walter Scott dans le roman historique, Goldsmith et Dickens dans le roman bourgeois. Peu influencé par le naturalisme, le roman anglais est resté national et Ruydard Kipling est de nos jours le représentant le plus exact des tendances impérialistes anglaises.

En Allemagne, le roman garda longtemps le caractère légendaire des œuvres du moyen-âge. Il resta sous les influences étrangères, chevaleresques, satiriques, picaresques, sentimentales, jusqu’au jour où Wieland, Gœthe et Jean-Paul Richter lui donnèrent un caractère national. Le Wilhelm Meisler, de Gœthe, n’a pas d’équivalent en France dans le roman sentimental et philosophique.

Le roman russe n’exista guère avant Gogol. Il prit depuis cet auteur une importance considérable avec Herzen, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï, Gorki. Il s’orienta nettement vers le naturalisme. Il est aujourd’hui l’espoir de la littérature appelée « prolétarienne ».

Enfin, il ne faut pas oublier, d’autant plus qu’ils sont des écrivains de langue française ayant enrichi le roman de plusieurs œuvres remarquables, les écrivains belges parmi lesquels nous citerons Camille Lemonnier, qui appartint au naturalisme (Happe-Chair, les Charniers, le Mâle, les Concubines, Madame Lupar, la Faute de Madame Charvet, la Légende de vie, etc.), Georges Eckhoud (Kermesses, Cycle patibulaire, Eugène Demolder (la Route d’Emeraude, le Jardinier de la Pompadour) Escal Vigor, la Nouvelle Carthage; etc.). En Suisse, le romancier de langue française le plus célèbre fut Rodolphe Töpffer.

On dit que l’art étant indifférent à toute morale, à

tout utilitarisme, l’artiste doit rester en dehors des préoccupations sociales, au-dessus des passions politiques et de la lutte des classes. On ajoute, en ce qui concerne le roman : les plus remarquables et les plus célèbres sont ceux qui ne manifestent aucun esprit de parti. Tout cela peut être vrai, mais si c’est accepté par tous les partis. Or, que voit-on ? Alors qu’on oppose ces arguments à ceux qui montrent un esprit vraiment populaire et favorable à un progrès social, on voit des hommes de régression se livrer à la plus active et à la plus sournoise propagande de mensonge et d’excitation antisociale pour la défense des intérêts privilégiés. L’art ne doit pas être humanitaire, laïque, révolutionnaire, parti de gauche, clament les bons apôtres de l’art pour l’art ; mais ils le font guerrier, clérical, patriotique, réactionnaire, parti de droite, tout en niant la souveraineté de sa fonction sociale !

Leur art s’est toujours manifesté dans cette double fonction souveraine qu’ils ont cherché à faire exclusive de tout autre : glorification des turpitudes dirigeantes, glorification de l’ignorance et de la passivité dirigées. Exaltation du crime d’en haut depuis que :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

Exaltation de la vertu d’en bas dans la soumission et l’acceptation de tous les abus et toutes les iniquités. Tuer, piller, mentir, forfaire à l’honneur et à la justice, se livrer à la crapule et perdre toute dignité, est grand, héroïque, sublime, suivant les circonstances, si elles profitent aux « ventres solaires », aux « oiseaux sacrés », aux « pistons de la machine ». Ces choses sont les pires excès, les pires hontes, les pires dégradations, si elles sont commises en bas par les « gens de rien », les « espèces inférieures », les « cochons de payants ». Telles sont la morale sociale et la morale du roman sous leur double aspect militant. Ceux qui crient le plus contre le roman à tendances sociales sont ceux qui en usent le plus comme poison social.

Deux aspects, mais complémentaires, nullement opposés. L’un n’est que sot, bien qu’il soit le plus brillant ; il désarme par sa stupidité. C’est celui de la classe bourgeoise s’adorant elle-même, en extase devant son nombril, barbotant avec ivresse dans l’ordure de son ineptie. C’est le roman mondain qui offre ce spectacle. Il a comme prototype de ses auteurs M. Paul Bourget, ce « cochon triste », comme l’appelait Emile Augier, ce « gâteux précoce », comme l’a qualifié Victor Méric. Pour M. Bourget, avant 1914 l’humanité n’était intéressante qu’à partir de cent mille francs de rentes, environ un million de francs aujourd’hui ! L’autre aspect est plus dangereux, plus hypocrite, plus malfaisant. C’est celui du roman qui verse dans l’âme populaire, dans les cerveaux primaires ignorants et crédules, le poison du mensonge, de la résignation, de la soumission à l’esclavage social, celui qui met dans les esprits ces calembraines suivant lesquelles le riche vaut mieux que le pauvre, parce que la richesse est le fruit du travail, de l’honnêteté, qu’elle récompense les gens de bien, les gens bien pensants, et qu’il faut obéir à ces gens que Dieu a choisis pour commander, pour diriger le monde coupable dans les voies de la rédemption. Car Dieu est « un brave homme » ! Les impies peuvent le railler, les méchants peuvent se dresser contre ses lois, les « anarchistes » peuvent semer leur haine et leurs sarcasmes ; il vient toujours un moment où il lève sa dextre auguste et intervient, vengeur, terrible, pour punir les impies et les méchants, pulvériser les « anarchistes » et récompenser la vertu. C’est le Deus ex machina qui se manifeste vers le trois centième feuilleton, quand l’auteur ne sait plus quelle couillonnade inventer, dans les romans de ces endormeurs du populaire appelés d’Ennery, Montépin, Richebourg et toute leur séquelle.