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Ah ! les faux bonshommes de l’art pour l’art, les délicats prenant un air dégoûté devant un utilitarisme qui entretient pourtant grassement leur parasitisme, savent bien que l’art, pas plus que les autres formes de la vie, ne peut être indifférent devant la morale et les conflits sociaux. Ils seraient les premiers navrés, car ils pâtiraient plus que personne, s’ils étaient réduits eux-mêmes à la neutralité qu’ils réclament. Mais ils savent bien, et ils en abusent, que, plus que n’importe quelle littérature, le roman a son influence sur les idées et sur les mœurs, qu’il ne se borne pas à observer et à dépeindre. Il n’est pour cela qu’à voir l’usage qu’on en fait auprès des masses qu’il faut tromper sans cesse pour qu’elles restent serviles ; il n’est qu’à voir à quoi il sert au cinéma ; il n’est qu’à voir la place qu’il a prise dans l’information de presse destinée au « bourrage des crânes », à faire marcher les foules moutonnières et abruties suivant les intérêts des quelques grands coquins maîtres du monde.

Et c’est pour cela que le roman actuel, le roman qui a suivi la « Grande Guerre », est une chose inepte, une chose honteuse, parce qu’il est employé, en haut et en bas, à la pire besogne de sophistication, à cette œuvre d’infection et de mort à laquelle l’humanité se précipite parce qu’il faut, dans l’intérêt des exploiteurs de sa sottise, de son incommensurable imbécillité, « empêcher le déchaînement d’un idéalisme sans fin », comme disaient les criminels qui ont préparé le déchaînement d’une sauvagerie sans fin quand ils ont fait le Traité de Versailles et les suivants.

Emmanuel Berl a montré, dans deux pamphlets peut-être trop verbeux, pas assez en coups de trique comme ceux d’un Gorki, que la pensée et la morale bourgeoises étaient mortes. Elles sont comme le monde dont elles ont été l’expression spirituelle — si ce n’est pas offenser l’esprit que de les appeler ainsi —, elles sont en train de crever avec lui. Dans cette légion de « m’as-tu-lu », de cabotins, — qui vivent du roman actuel, lui faisant faire le trottoir, mendigotant des prix littéraires, dédicaçant leurs œuvres dans des boutiques pour le premier chaland venu, semblant dire eux-mêmes que l’homme n’en aurait pas pour son argent avec la seule matière imprimée, — dans ce monde poseur et grotesque, il y a encore de belles âmes, nous croyons même qu’il y en a beaucoup, mais épouvantées, découragées, incapables de réagir et de remonter un courant qui se déverse de plus en plus en cataractes. Ceux qui, parmi les simples hommes, ne veulent pas croire à l’extinction de l’esprit, à l’affaissement définitif des consciences devant l’argent, devant la violence, devant le fascisme, suivent avec une anxiété profonde ceux qui luttent contre le courant ; mais chaque jour c’en est un de plus, en qui on croyait, qui se laisse emporter. Un sourire d’odalisque officielle, un déjeuner avec un ministre « ami des lettres » qui vous a fait demander la décoration que vous vouliez refuser si on vous l’offrait, un bon contrat avec un libraire ou un journal, des promesses académiques ; et c’est encore un homme à la mer, la mer de la fortune et des honneurs. Ils peuvent après cela se donner l’air de mépriser la belle indépendance d’un Flaubert, d’un Villiers de l’Isle-Adam, d’un Deubel. Ceux-ci avaient une autre fierté, sans parler du talent.

La pagaille est telle, aujourd’hui, dans le monde des « dépositaires de la pensée », l’insanité bourgeoise a tellement réduit l’horizon de l’esprit, que rien ne fait prévoir quelle pourra être la part de la littérature, du roman en particulier, dans l’œuvre de transformation sociale et humaine qui doit sortir des convulsions actuelles. Il y a certes des hommes de talent et des œuvres intéressantes ; tous, qu’ils soient de « droite » ou de « gauche », sont des embaumeurs du vieux cadavre du passé, aucun n’annonce la vie nouvelle. En 1852, Flaubert écrivait : « Je crois que le roman ne fait que

de naître, il attend son Homère ». Il attend toujours cet Homère qui sera celui des temps nouveaux. — Édouard Rothen.


ROMANTISME. Le mot romantisme vient de l’adjectif romantique, d’origine anglaise (romantic), synonyme de romanesque, et qui est passé dans la langue française vers le milieu du XVIIIe siècle. À cette époque, il fut de mode d’appeler « romantiques » les constructions et les jardins répandus par le goût anglais, et où la libre nature remplaçait l’ordonnance classique des Perrault et des Le Nôtre. Le néologisme romantique a été créé lorsqu’il s’est agi de qualifier une forme de pensée et d’art affranchie des règles du classicisme du XVIIe siècle. Par suite, les romantiques ont été les partisans du romantisme et de son école.

Si on ne considère le romantisme que dans la doctrine de l’école qui s’est manifestée sous son nom à partir de 1830, il n’est, comme l’a défini Victor Hugo, que « le libéralisme en littérature ». Champfleury a dit que « sa doctrine avouée fut la liberté dans l’art ». C’était rétrécir le point de vue, car il n’est pas de liberté dans l’art si elle n’est partout, et on le vit bien lorsque l’on constata que les libéraux en art furent des conservateurs en politique, tandis que les libéraux en politique furent des conservateurs en art. Les romantiques furent royalistes et catholiques ; les libéraux furent les défenseurs du classicisme. Cela dura jusqu’au jour où ils s’entendirent tous pour être des bourgeois politiques et remplacer la réaction aristocratique et légitimiste par une réaction démocratique et républicaine.

Mais le véritable romantisme a des sources et un fond bien antérieurs au mouvement d’art et de littérature de l’époque de 1830 ; son importance est autrement grande que celle d’une doctrine et d’une école artistiques et littéraires. Le véritable romantisme est non seulement la « liberté dans l’art » — formule vide de sens si elle ne comporte pas aussi la liberté de l’artiste — mais il est la liberté dans la vie toute entière, dans toutes les formes de la pensée et de l’activité humaines. Il est la manifestation de l’esprit contre son asservissement et, comme tel, la protestation contre un pacte social arbitraire qui viole la liberté ; il est l’explosion des passions et des sentiments naturels à l’individu, hors des conventions d’un ordre qui prétend les faire servir contre l’individu. Il est en particulier le mouvement d’idées formé au XVIIe siècle pour retourner à l’humanisme deux fois dévoyé, par la scolastique médiévale et par le classicisme. Comme la Renaissance au XVIe siècle, il a cherché à ramener à la liberté le grand courant de la pensée humaine, ce courant formé lorsque l’homme est devenu « la nature prenant conscience d’elle-même », suivant la magnifique expression d’Élisée Reclus, lorsque la nature spirituelle s’est révélée à lui par une connaissance de plus en plus étendue, lui permettant de s’arracher aux abstractions pernicieuses du divin pour s’élever dans la lumière de l’humain. C’est ainsi que Paul Souday a pu dire très justement que le romantisme n’était pas le « vague à l’âme » qui en a été une déformation et une mode, mais qu’il était « dans un effort de la raison pour atteindre à une vaste compréhension des choses ». Comme l’humanisme, le romantisme, effort de la nature humaine pour se grandir dans la nature spirituelle, est éternel — dans la mesure où l’est l’humanité —, car il est dans celle-ci la part de la libre nature, de l’imagination, du sentiment, la revendication de la personne humaine et sa libre manifestation.

préromantisme et romantisme. — Ce grand mouvement de pensée s’est produit avant le romantisme pro-